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gengivale, produit cette coloration bleuâtre, livide, d'un gris ardoisé (1), si remarquable chez les gens qui éprouvent un commencement d'intoxication saturnine. Cette salive est déglutie avec les aliments imprudemment pris dans l'atelier, avec la crasse métallique qui salit les mains des ouvriers malpropres, parfois, enfin, avec des viandes cuites à un feu duquel s'échappent des émanations saturnines.

Les individus étrangers aux professions saturnines contractent le plus habituellement la colique de plomb par l'absorption gastro-intestinale. Le poison leur est fourni par l'étamage mal nettoyé des ustensiles de cuisine, par les substances alimentaires elles-mêmes (2), par l'administration à haute dose de préparations saturnines dans un but médical ou criminel, le plus souvent par erreur; par les eaux distillées, surtout celles d'oranger, conservées dans des vases en cuivre mal étamés, que l'on nomme estagnons (5); par les boissons frelatées, etc.

La sophistication des boissons se fonde sur la théorie suivante: le vin aigrit parce qu'il se transforme en acide acétique; si donc on sature cet acide par la litharge, on lui enlève son goût désagréable et, de plus, on lui communique une saveur légèrement sucrée, parce que l'acétate de plomb formé reste en dissolution dans le liquide. Le marchand a ainsi obtenu son but remplacer le goût vert et aigre par une saveur agréable! Cette fraude, reconnue et blåmée déjà par Jean-Jacques Wepfère, remonte à la plus haute antiquité, puisque, dès les temps les plus reculés, on faisait bouillir du raisin dans des cuves de plomb et l'on conservait le sirop, ainsi obtenu, pour le mêler au vin qui devenait aigre. A Rome, aujourd'hui encore, on chauffe certains vins, avant la fermentation, dans des chaudières de cuivre, pour voiler leur acidité naturelle trop prononcée; aussi excitent-ils souvent des coliques. M. F. Jacquot, qui rapporte ce fait dans ses lettres d'Italie, oublie de nous dire si les chaudières de cuivre sont étamées.

Le cidre, la bière, etc., sont sophistiqués de la même manière et pour la même raison (4).

(1) Cette coloration se présente toujours sous la forme d'un liséré occupant le bord libre des gencives. Elle n'est pas constante chez tous les malades atteints de colique saturnine, bien qu'elle puisse prendre naissance dans d'autres circonstances que dans celle qui nous occupe en ce moment, ainsi que nous le dirons ailleurs.

(2) Un exemple des plus remarquables d'empoisonnement accidentel des subsistances s'est produit, en 1849, dans les circonstances suivantes : Le plomb ayant été employé dans les appareils d'un moulin, près de la meule, a communiqué ses propriétés malfaisantes aux farines et occasionné la colique saturnine chez les habitants de plusieurs communes qui faisaient moudre à ce moulin. (Union médicule.)

(3) Toutes les eaux distillées, en vieillissant, deviennent acides et tendent à se combiner avec les principes salifiables des vases qui les renferment; les émaux, les verres denses et colorés eux-mêmes peuvent leur céder du plomb et ont quelquefois été l'occasion d'accidents saturnins.

(4) Dans le courant de l'année qui vient de s'écouler, plusieurs accidents ont été occasionnés, à Paris, par le cidre du commerce, clarifié soit à l'aide de l'acétate de plomb, soit à l'aide de cet acétate et du carbonate de potasse, et l'administration, sur le rapport du conseil de salubrité, a dù défendre le mode de clarification ci-dessus indiqué.

L'eau elle-même, conservée dans des vases ou recueillie au moyen de gouttières en plomb, est susceptible de déterminer la colique saturnine si elle a le contact de l'air, parce que le métal est oxydé à la faveur de l'humidité, transformé en carbonate de plomb insoluble, par un emprunt d'acide carbonique à l'air, et, enfin, dissous par un excès de ce même acide, comme nous l'avons déjà expliqué plus haut. Ce phénomène se produit dans tous les réservoirs alternativement vides et pleins, et Taddei rapporte qu'en Hollande, où l'on recueille les eaux de pluie dans des citernes garnies de plomb, la colique se montre endémique sur ceux qui font usage de ces eaux quand les chaleurs de l'été les ont concentrées par l'évaporation. Telle était sans doute la cause des accidents de ce genre autrefois si communs à Amsterdam et à Harlem. Telle fut également l'occasion des accidents dont les membres de l'ex-famille royale, et la princesse de Neuilly surtout, faillirent être les victimes à Claremont (1).

Le vernis des poteries de terre, de la faïence, de la porcelaine tendre, dite porcelaine d'Angleterre, etc., toujours produit par la vitrification des oxydes de plomb, peut être dissous par les vins, le cidre, etc., surtout quand ils sont aigres. Il n'est même pas besoin de ce concours de circonstances; il résulte des recherches de M. Guibourt (2) que les poteries de terre cèdent journellement une portion de leur couvercle au liquide que l'on fait bouillir dans ces vases, et que la proportion d'oxyde de plomb dissoute est d'autant plus forte qu'il a été employé plus de chlorure de sodium pour saler le liquide en ébullition.

Un roux au beurre attaque le couvercle de ces poteries et même l'étamage des ustensiles de cuisine, parce qu'il donne naissance à de l'acide butyrique.

Le cylindre à infusions, la boule en étain et bon nombre d'ustensiles de cuisine employés dans quelques ménages, peuvent occasionner des accidents saturnins parce qu'ils contiennent habituellement une trop grande quantité de plomb. Le cylindre à infusions, dû à l'imagination féconde d'un praticien très-répandu. pourra être fabriqué en argent sans grands frais, et la boule que l'on met dans le pot au feu pour faire cuire des fécules, devra être rejetée ou faite également d'une substance inoffensive.

Je dois encore rapporter au plomb quelques légers accidents que j'ai vus survenir du côté du ventre, chez un enfant, à la suite d'un lavement vinaigré administré au moyen d'une vieille seringue oxydée.

L'usage de gobelets en plomb peut aussi donner lieu à la formation d'un composé saturnin. M. A. Chevallier rapporte l'observation de trois marins atteints de colique de plomb dans cette circonstance: Des renseignements › ayant été pris sur la cause de ces accidents, dit-il, on sut qu'à bord du bâti› ment, les mesures pour la distribution du vin étaient en plomb, et l'examen › de ces mesures fit voir qu'elles avaient subi de l'altération par le contact long> temps continué de l'air et du vin (5). » Nous aurons occasion de revenir sur ce fait pour expliquer la genèse des coliques végétales dites du Poitou.

(1) Union médicale, 29 mai 1849.

(2) Journal de chimic médicale, avril 1856. ·

(3) Ibid., mars 1836.

Les marchands de vin de nos grandes villes se servent encore, malgré les ordonnances de la police, de comptoirs métalliques qui ne sont pas sans danger. Le vin répandu sans cesse sur ce comptoir, s'échappe par un trou percé vers la partie déclive et va se réunir dans un vase souvent du même métal. On conçoit facilement, dans ces circonstances, que le vin, en raison de son acidité, puisse avoir de l'action sur le métal oxydé et doive sans cesse dissoudre quelques parcelles toxiques.

Un malade, entré dans le service de M. le professeur Cruveilhier, le 7 juin 1852, avait contracté des accidents saturnins graves en buvant de la bière dans des cabarets où l'on sert les buveurs au moyen d'une pompe qui va puiser le liquide demandé dans des barils placés derrière le comptoir, ou dans une pièce voisine. La bière se trouve charriée par un tuyau de plomb, et comme elle est acide, on s'explique comment il peut se former, à l'intérieur de ce tuyau, des sels de plomb solubles qui communiquent leur action toxique à cette boisson. Les taverniers d'Angleterre et d'Allemagne se servant habituellement de cette pompe, il n'est pas sans intérêt pour l'hygiène publique de signaler ce mode d'introduction de la substance toxique (1).

Le même accident peut être produit par l'usage de rincer les bouteilles à vin ou à bière avec du plomb de chasse, et l'empoisonnement du supérieur et de huit élèves de l'établissement des jésuites de Dole, rapporté dernièrement par le Journal de chimie médicale, en est un exemple terrible. Souvent, en effet, on rencontre des grains de plomb enchassés entre le fond rentrant et la paroi interne de la bouteille; ils sont ordinairement dépolis et profondément oxydés, quelquefois même ils présentent de petites cavités, indice certain de l'action dissolvante du liquide sur le métal.

Les bonbons colorés avec le chromate de plomb sont la cause d'accidents qui reviennent malheureusement trop souvent avec nos fêtes de famille.

Les papiers qui enveloppent les bonbons ont quelquefois fourni assez de plomb pour produire les mêmes effets : une portion du sucre se candit sur le papier, l'enfant le lèche et absorbe le poison avec la friandise.

Quelques enfants non moins friands de manger les pains à cacheter, ont pu s'empoisonner avec les jaunes, colorés au plomb, mais bien plus fréquemment avec les verts qui doivent leur couleur à l'arsénite de cuivre (vert de Scheele).

Le chocolat enveloppé de feuilles de plomb peut devenir dangereux s'il est longtemps exposé à l'humidité. J'ai eu occasion de donner des soins à un malade. victime d'une pareille négligence. Goût styptique, nauséeux, vomissements porracés fort abondants, coliques violentes et évacuations alvines nombreuses, tels furent les principaux symptômes d'empoisonnement aigu et un peu aussi peutêtre d'indigestion, présentés par cet homme, qui aurait pu contracter une véritable colique saturnine en mangeant son chocolat à petites doses fréquemment répétées.

(1) Journal de médecine et de chirurgie pratiques, septembre 1852.

Nous avons déjà dit qu'il n'était pas rare de voir la colique de plomb se développer chez les compositeurs d'imprimerie qui ont la mauvaise habitude de mettre les caractères dans leur bouche.

Telles sont les principales circonstances dans lesquelles le plomb est introduit par les voies digestives. Malgré leur diversité, ce ne sont pourtant pas celles qui donnent le plus souvent lieu au développement des accidents saturnins.

L'absorption par la muqueuse pulmonaire est la plus large voie d'introduction du plomb dans l'économie. Tous les ouvriers qui travaillent ce métal pour les besoins de l'industrie, tels que cérusiers, broyeurs de couleurs, polisseurs de caractères d'imprimerie, fondeurs de plomb, etc.; tous les individus qui l'emploient, tels que peintres, fabricants de papiers peints, potiers de terre, parfumeurs, blanchisseurs de gants sales, à l'aide du carbonate de plomb (1), blanchisseurs de dentelles dites en application de Bruxelles (2), etc. En un mot, tous les gens qui, par leur genre de travaux, disséminent dans l'air une quantité considérable de particules saturnines, sont fréquemment atteints de coliques, parce que ces émanations, respirées avec l'air, sont entraînées dans les voies respiratoires et absorbées par la muqueuse pulmonaire. Et cela, d'autant plus sûrement, qu'elles s'offrent sous un état de division plus parfait et que leur dispersion dans l'atmosphère les présente, pour ainsi dire, isolées à la surface absorbante.

Cette ténuité extrême des molécules métalliques et leur dispersion dans l'air, mais surtout l'étendue de la surface pulmonaire, sont donc autant de conditions favorables au développement de la maladie. M. Gendrin, exagérant leur importance, regarde même comme condition nécessaire que les molécules métalliques soient dispersées dans l'atmosphère par elles-mêmes ou par un véhicule volatil (5). Nous ne ferons pas à MM. Gendrin et Martin Solon la mauvaise plaisanterie de rapprocher leurs doctrines pour faire sentir combien l'une et l'autre sont trop exclusives, mais nous remarquerons, avec M. Mialhe, que « la seule condition indispensable pour qu'une substance puisse manifester toute son action sur l'être vivant, c'est qu'elle soit portée dans la circulation générale, n'importe par quelle voie (4), » et, contrairement à l'opinion de MM. Gendrin (1) Voyez: Recueil des travaux de la Société médicale du département d'Indre-et-Loire, 1852, page 50.

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(2) M. Blanchet (Académie des sciences, séance du 6 décembre 1847), en visitant l'un des ateliers de Paris où se pratique l'apprêt de ces dentelles, a remarqué que le blanchiment s'opère de la manière suivante : Une bande de dentelle est placée dans une peau, ou simplement entre deux feuilles de papier dans l'intérieur desquelles se trouve une suffisante quantité de carbonate de plomb ou blanc de céruse, que les cérusiers connaissent sous le nom de blanc d'argent. Pour recouvrir toutes les parties du tissu de blanc d'argent, on frappe sur la peau qui le contient. Pendant cette opération, qui dure assez longtemps, l'ouvrier se trouve plongé dans une atmosphère de carbonate de plomb. L'exiguïté du local où se font les apprêts, le grand nombre d'ouvriers qui sont assemblés dans une même pièce, le peu de précautions qu'ils prennent pour se préserver de l'influence du poison, sont autant de circonstances qui viennent favoriser l'absorption des molécules saturnines et causer, le plus souvent, un affaiblissement dans les sens de la vue et de l'ouïe.

(3) Trans. med., 1855, t. 8. (4) Loc. cit.

et Martin Solon, nous ajouterons que, chez les ouvriers dont il s'agit, les différentes voies d'absorption se prêtent un mutuel secours pour parvenir au même but, la manifestation des accidents qui caractérisent la colique de plomb.

Toutefois, les gens qui vivent au milieu d'une atmosphère chargée de poussières plombiques, introduisent plus de poison par les voies respiratoires que par toute autre; et, la quantité des particules toxiques absorbée par eux, doit ètre d'autant plus considérable que l'atmosphère est plus saturée de ces particules.

Tout cela est trop évident pour demander de plus longs détails; on concevra de même, sans peine, combien est considérable l'absorption par la muqueuse pulmonaire, si l'on réfléchit d'une part à l'énorme quantité d'air ingéré chaque jour dans les poumons d'un homme, et d'autre part, à la complète absorption de toutes les particules métalliques mises en contact avec cette surface absorbante, c'est-à-dire de toutes celles contenues dans l'air inspiré. Cela est important à remarquer, car le poison n'agit pas en proportion de la quantité ingérée, mais bien en raison de la quantité absorbée; de même qu'un homme n'est pas nourri en proportion de la quantité d'aliments qu'il mange, mais en raison. de celle qu'il digère.

Ces réflexions nous conduisent à présumer que, parmi les ouvriers, ceux-là seront plus exposés à contracter la colique de plomb, qui respirent plus longtemps un air plus chargé de particules métalliques; et, par suite, que tous les travaux d'une même fabrique ne doivent pas également exposer aux accidents saturnins. Ces prévisions théoriques sont d'ailleurs pleinement confirmées par l'expérience clinique : il résulte, en effet, d'un rapport fait au conseil de salubrité par le docteur Beaude, que, parmi les ouvriers cérusiers, les plus sujets à contracter la colique de plomb sont précisément ceux qui sont le plus exposés à respirer les poussières plombiques, et que les cérusiers sont plus souvent atteints de la maladie que tous les autres travailleurs de plomb, parce qu'ils respirent davantage les poussières saturnines.

Les gens étrangers aux professions saturnines contractent rarement les accidents par les voies respiratoires. Cependant, le fait seul de coucher dans des appartements fraîchement peints (1), de prendre du tabac dans une boîte en plomb, de priser une poudre conservée dans des feuilles de ce métal, ou dans du papier plombifère, etc., a suffi pour occasionner quelques légers troubles saturnins.

Les circonstances exceptionnelles qui mettent le plomb en contact immédiat avec les tissus intermédiaires aux téguments externe et interne, sont peu nombreuses et méritent à peine d'être indiquées. Ce sont les blessures par armes à feu et le séjour du projectile dans la plaie, les irrigations d'eau végéto-minérale sur des plaies, des brûlures profondes, etc., les incisions faites dans nos amphithéâtres et saupoudrées d'une substance toxique pour le seul plaisir de voir

(1) TROUSSEAU et PIDOUX, Traité de thérapeutique, tome 1, page 147.

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