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grand encore de frapper celui de la vue, et j'éprouve combien ce dernier effet est énergique, et combien d'en être privé nuit à la réflexion. Tout le monde peut aussi remarquer qu'il est plus aisé de juger ce qu'on lit que ce que l'on entend. L'écriture multipliée, et surtout l'imprimerie, est le plus grand des préservatifs contre les tempêtes si facilement excitées par l'éloquence, et surtout par l'éloquence populaire, indépendamment de ce qu'elle est le plus puissant moyen d'instruction et de communication, et le seul de conserver dans tous les temps le souvenir de nos actions et de nos pensées.

Les signes de nos idées sont donc bien utiles, on ne saurait trop le redire. Il ne faut cependant pas se persuader, comme on l'a avancé, qu'ils nous sout absolument nécessaires pour penser, car si nous n'avions pas eu d'idées auparavant, nous n'aurions jamais créé des signes; ni que les signes, une fois créés, aillent avant ou sans les idées, car de quoi seraient-ils les signes ?

Il ne faut pas surtout se dissimuler qu'ils ne sont pas sans inconvéniens. Je ne dis pas seulement lorsqu'ils sont mal faits et que leur analogie ne suit pas celle des idées, et fait méconnaître leur filiation, comme il n'arrive que trop souvent; mais c'est là un inconvénient accidentel et que l'on pourrait éviter jusqu'à un certain point. Ils en ont un autre bien plus essentiel et dont il est impossible de se préserver complètement, c'est que représentant des idées trèscompliquées et très-fugitives, ils n'en rappellent souvent qu'un souvenir très-imparfait. Ils restent tou

jours les mêmes, et les idées qu'ils représentent ayant acquis ou perdu dans nos têtes plusieurs de leurs élémens, sont réellement changées sans que nous nous en apercevions. Nous raisonnons sur le même mot, nous croyons raisonner sur la même idée, et il n'en est rien. Il y a plus, chacun de nous ayant appris la signification d'un mot dans des circonstances, à des occasions, par des moyens différens et toujours au hasard, il est presque impossible que chacun de nous y attache précisément et complètement le même sens. Cela est surtout très-sensible dans les sujets délicats ou peu connus. Mais ces inconvéniens si graves, qui sont la source de toutes nos erreurs et de toutes nos disputes, viennent bien plutôt des idées mêmes que de leurs signes, et tiennent à l'imperfection de nos facultés intellectuelles. Cela nous amène à l'examen de la déduction de nos idées.

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Si j'ai bien fait connaître dans les chapitres précédens en quoi consiste notre existence, quelles sont réellement nos principales opérations intellectuelles, comment elles composent toutes nos idées, comment elles nous apprennent à les rapporter aux corps extérieurs qui en sont les causes premières, et enfin comment nous parvenons à revêtir ces mêmes idées

de signes sensibles qui nous servent à les combiner et à les multiplier, il me restera bien peu de choses à dire sur la déduction de ces idées, appelée raisonnement, et sur les causes de la certitude et de l'erreur.

En effet toute notre existence consiste à sentir, et nous n'existons que par nos sensations tant internes qu'externes. Toute l'existence des êtres qui ne sont pas nous ne consiste pour nous que dans les impressions qu'ils nous causent, et nous ne connaissons d'eux que ces impressions que nous leur rapportons, parce qu'ils résistent à nos mouvemens sentis et voulus. C'est ainsi que nous acquérons tout d'un temps les idées essentiellement corrélatives de mouvement et d'étendue, et par suite le moyen de mesurer la durée, qui nous est connue par la succession de nos perceptions.

Tout ce que nous sentons et percevons est bien certain et bien réel pour nous; nous ne sommes pas même susceptibles d'autre certitude et d'autre réalité. Toutes les idées que nous formons de nos premières perceptions devraient donc être aussi certaines et aussi conformes à la réalité, si les jugemens par lesquels nous les composons étaient irréprochables. Mais nos jugemens sont eux-mêmes une espèce de perception. Elle consiste à voir, à sentir qu'une idée peut être attribuée à une autre, que cette idée sujet renferme implicitement dans sa compréhension l'idée attribut, ou du moins que celle-ci peut y être ajoutée. Ce sentiment est encore une perception. Il ne saurait être une illusion, il existe réellement quand

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nous l'éprouvons. Un jugement n'est donc jamais faux en lui-même, il ne peut l'être que relativement à d'autres, c'est-à-dire lorsqu'il consiste à attribuer à une idée une idée contradictoire à d'autres idées que nous lui avons déjà atttribuées par d'autres jugemens. Mais alors cette idée sujet telle que nous la sentons actuellement, quoique représentée par le même signe, n'est plus exactement telle que nous la sentions quand nous avons porté ces jugemens antérieurs. Elle n'est plus réellement la même, nous en avons un souvenir imparfait, et nous avons déjà vu combien malheureusement cela est facile et fréquent, et même combien cela nous est impossible à éviter toujours. C'est là la cause de toutes nos erreurs, et il ne saurait y en avoir d'autres. Concluons qu'il n'existe pour nous que deux sortes d'évidence, celle de sentiment et celle de déduction. Celle de sentiment est de toute certitude, par conséquent celle de déduction n'est pas moins certaine, quand la déduction a été légitime, c'est-à-dire quand rien de contradictoire ne s'y est glissé; mais malheureusement il y a souvent très-loin de l'évidence de sentiment à celle de déduction, ou d'un premier fait à ses ultimes conséquences, et le chemin de l'un à l'autre est glissant et scabreux.

Que ferons-nous donc pour y marcher sans broncher? et quels appuis nous offrent à cet effet les logiciens? Examinons-les. Chercherons-nous des secours dans l'art syllogistique et dans la forme des raisonnemens? Mais il est évident que le danger est dans le fonds, c'est-à-dire dans les idées, et non pas dans

la forme, c'est-à-dire dans la manière de rapprocher ces idées les unes des autres. De plus, tout cet art syllogistique ne consiste toujours qu'à tirer une conséquence particulière d'une proposition plus générale. Mais cette proposition générale, qui nous assure de sa justesse? Là, l'art nous abandonne. Il nous dit que c'est un axiome, que c'est un principe, et qu'il ne faut pas disputer des principes, qu'il faut s'en rapporter au bon sens, au sens commun, au sens intime, et mille autres choses de ce genre, c'est-àdire, comme le remarquent très-bien MM. de PortRoyal et Hobbes, que les règles que l'on prescrit à nos raisonnemens ne nous guident que quand nous n'en avons que faire, et nous abandonnent dans le besoin. A quoi il faut ajouter que ces règles sont toutes fondées sur un principe doublement faux, qui est que les propositions générales sont la cause de la justesse des propositions particulières, et que ce sont les idées générales qui renferment les idées particulières.

Premièrement, il est faux que les propositions générales soient la cause de la vérité des propositions particulières. Ce sont au contraire les faits particuliers bien examinés, et les jugemens justes que nous en portons qui sont le principe de toute vérité, et qui, rapprochés les uns des autres avec scrupule et avec réserve, nous autorisent à nous élever à des considérations plus générales, c'est-à-dire à porter le même jugement d'un plus grand nombre de faits à proportion que nous apercevons qu'il est juste de chacun d'eux.

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