Images de page
PDF
ePub

» Savoie, & de l'autre, par de fuperbes vigno»bles, dont on fait à cette heure la vendan»ge. Les raifins font énormes & excellens » ils croiffent depuis le bord du lac jufqu'au » fommet du mont Jura, en forte que, d'un » même coup-d'œil, je vois des vendangeurs » les pieds dans l'eau, & d'autres juchés fur » des rochers à perte de vue. C'est une belle » chofe que le lac de Geneve. Il femble que » l'Océan ait voulu donner à la Suiffe fon » portrait en miniature. Imaginez une jatte de » 40 lieues de tour, remplie de l'eau la plus >> claire que vous ayez jamais bue, qui baigne » d'un côté les châtaigniers de la Savoie, & » de l'autre, les raifins du pays de Vaud. Du » côté de la Savoie, la nature étale toutes fes » horreurs, & de l'autre, toutes fes beautés. » Le mont Jura eft couvert de villes & de » villages dont la ville couvre les toits, & dont » le lac mouille les murs. Enfin, tout ce que » je vois, me caufe une furprise qui dure en» core pour les gens du pays. Mais ce qu'il y

a de plus intéreffant, c'eft la fimplicité des » mœurs de la ville de Vevay. On ne m'y » connoît que comme peintre, & j'y fuis traité » par-tout comme à Nancy. Je vais dans toutes » les fociétés : je fuis écouté & admiré de beau

coup de gens qui ont plus de fens que moi, » & j'y reçois des politeffes que j'aurois tout » au plus à attendre de la Lorraine. L'âge » d'or dure pour ces gens-là. Ce n'eft pas la "peine d'être grand-feigneur pour se préfenpter chez eux; il fuffit d'être homme; l'hu

[ocr errors]

» manité eft pour ce bon peuple ce que la pa» renté feroit pour un autre. Il vient de m'ar» river une aventure qui tiendroit fa place » dans le meilleur roman. J'ai été chez une » femme qu'on m'avoit indiquée, pour lui de»mander de vouloir bien me procurer de l'ou » vrage. Son mari l'a engagée, quoique vieille, » à fe faire peindre. J'ai parfaitement réuffi. » Pendant le tems du portrait, j'ai toujours » mangé chez elle, & elle m'a fort bien traité. » Ce matin, quand j'ai donné les derniers coups » à l'ouvrage, le mari m'a dit: Monfieur, » voilà un portrait parfait; il ne me reste plus » qu'à vous fatisfaire, & à vous demander » votre prix. «

"

"Je lui ai dit: Monfieur, on ne fe juge » jamais bien foi-même; le grand mérite se » voit en petit, & le petit fe voit en grand; » perfonne ne s'apprécie, & il eft plus raison"nable de fe laiffer juger par les autres; nos » yeux ne nous font pas donnés pour nous » regarder. «

» Monfieur, m'a-t-il dit, votre façon de par »ler m'embarraffe autant que la bonté de vo» tre portrait; je trouve que, quelque chofe » que vous me demandiez, vous ne fauriez me -» demander trop. «

» Et moi, Monfieur, quelque peu que vous » me donniez, je ne trouverai point que ce » foit trop peu; je vous prie de n'avoir, de n ce côté-là, aucune honte, & de compter » pour beaucoup les bons traitemens que j'ai » reçus de vous, dont je fuis plus content

» que

» que je ne le ferai de quelque argent que je » reçoive. <<<

» Monfieur, je vous devois au-delà des po» liteffes que je vous ai faites; mais je vous dois » encore infiniment pour le plaifir que vous » m'avez fait. «

» Monfieur, fi j'avois l'honneur d'être plus » connu de vous, je hafarderois de vous en » faire préfent; & ce n'eft que pour vous obéir » que je recevrai le prix que vous voudrez » bien y mettre; mais conformez-vous, s'il » vous plaît, aux circonstances du pays, qui » n'eft pas riche, & du peintre, qui eft plus » reconnoiffant qu'intéreffé. «<

» Monfieur, puifque vous ne voulez rien » dire, je vais hafarder d'acquitter en partie » ce que je vous dois. «

» A l'inftant, le pauvre homme va à fon » bureau, & revient la main pleine d'argent, >> me difant Monfieur, c'eft en tâtonnant que » je cherche à fatisfaire ma dette, & en même»tems il me remit 36 liv. «

» Monfieur, lui dis-je, fouffrez que je vous >> repréfente que c'eft trop pour un ouvrage » de cinq heures au plus, fait en auffi bonne » compagnie que la vôtre; permettez que je » vous en remette les deux tiers, & qu'en » échange, je donne à Madame votre portrait » en pur don.

» Le pauvre homme & la pauvre femme » tomberent des nues. J'ai ajouté beaucoup de » choses honnêtes, & je m'en fuis allé, em❞ portant leurs bénédictions & leurs 12 liTome Vlll.

I

» vres, que je leur rendrai à mon départ.

» Il y a pourtant ici quelqu'un qui me con-"noit. C'eft M. de Courvoifier, colonel-com» mandant du régiment d'Anhalt, qui étoit à » Metz fous les ordres de mon frere, & qui » m'y a vu. Quand j'ai fu qu'il étoit ici, j'ai » été le chercher, & il m'a donné fa parole » d'honneur du fecret, & il le garde, même » dans fa famille.

» Il a un vieux pere & une vieille mere, » de cette ancienne pâte dont on a perdu la compofition. Il a deux foeurs dont l'une a » 40 ans, & l'autre 20: la cadette est belle » comme un ange. Je la peins à cette heure, » & elle n'eft occupée qu'à chercher des pra »tiques pour me faire gagner de l'argent.

» Nous allons, M. Melpré & moi, dans tou »tes les affemblées fous le même nom, & nous » voyons plus d'honnêtes gens dans une ville » de 3 mille habitans, qu'on n'en trouveroit » dans toutes les villes des provinces de la » France. Sur trente ou quarante jeunes filles ou » femmes, il ne s'en trouve pas quatre de laides, » pas une de catin. Oh! le bon & le mauvais » pays!

» Adieu, Madame. Voilà une affez longue lettre. Si j'y ajoutois ce que j'ai toujours à » vous dire de mon adoration pour vous, » vous mourriez d'ennui. Mettez-moi aux pieds » du roi; contez-lui mes folies, & annoncez. » lui une de mes lettres où je voudrois bien » lui manquer de refpect pour ne pas l'ennuyer. » Les princes ont plus befoin d'être divertis

[ocr errors]

» qu'adorés. Il n'y a que Dieu qui ait un affez » grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer >> de tous les hommages qu'on lui rend. «<

C'en eft certainement affez pour faire connoître la profe de M. le chevalier de Boufflers. Nous allons joindre à cette lettre des vers à Voltaire, dont l'auteur avoue lui-même n'avoir pas été mécontent. Nous croyons que perfonne ne fera plus difficile que lui.

Je fus dans mon printems guidé par la folie,
Dupe de mes defirs, le bourreau de mes fens;
Mais s'il en étoit encor tems,

Je voudrois bien changer de vie.
Soyez mon directeur, donnez-moi vos avis;
Convertiffez-moi, je vous prie :
Vous en avez tant pervertis.
Sur mes fautes je fuis fincere,

Et j'aime prefque autant les dire que les faire;
Je demande grace aux Amours :
Vingt beautés à la fois trahies,

Et toutes affez bien fervies,

En beaux momens hélas! ont changé mes beaux jours.
J'aimois alors toutes les femmes ;
Toujours brûlé de feux nouveaux,

Je prétendois d'Hercule égaler les travaux,'
Et fans ceffe auprès de ces Dames

Etre rival heureux de cent heureux rivaux.
Je regrette aujourd'hui mes petits madrigaux;
Je regrette les airs que j'ai faits pour mes belles;
Je regrette vingt bons chevaux

Qu'en courant par monts & par vaux
J'ai, comme moi, crevés pour elles;
Et je regrette encore plus A

Les utiles momens qu'en courant j'ai perdus.
Les neuf mufes ne fuivent guere

« PrécédentContinuer »