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un ans. Un roman qu'il publia quelque temps après, Han d'Islande, n'obtint qu'un succès contesté. En 1823, il reçut une pension de Louis XVIII. Il n'avait rien fait pour appeler sur lui cette faveur; il avait chanté les Bourbons, mais comme un poëte ému aux souvenirs du passé, touché de l'antiquité vénérable et glorieuse des fleurs de lis; comme un artiste désintéressé, et non comme un homme de parti. On raconte d'ailleurs que ce ne fut pas seulement la lecture des odes et ballades qui détermina Louis XVIII à lui accorder cette pension. Un camarade de M. Victor Hugo, Delon, condamné à mort après la conspiration de Saumur, se cachait à Paris et courait risque à chaque instant d'être découvert. M. Victor Hugo avait alors deux modestes logements sous son nom; il écrivit à la mère de Delon pour lui en offrir un; son fils s'y cacherait, « et, ajoutait-il, je suis trop royaliste pour qu'on s'avise de venir le chercher dans ma chambre. » Cette lettre, arrêtée par la police, fut décachetée et mise sous les yeux du roi, avant de parvenir à sa destination. Louis XVIII, après l'avoir lue, dit: « Je connais ce jeune homme; il se a conduit en ceci avec honneur. Je lui « donne la prochaine pension qui va« quera.» La pension vint en effet à M. Victor Hugo, qui fut deux ans sans en connaître l'origine. Pour Delon, il n'avait pas, heureusement, répondu à une offre qui lui aurait été fatale, et s'était réfugié dans un lieu sûr.

Cette même année, M. Victor Hugo se maria avec une belle jeune fille, aimée depuis l'enfance, et pour laquelle sa passion avait toujours grandi, combattue par les calculs intéressés de sa famille. Des succès poétiques de plus en plus brillants vinrent se joindre aux douceurs d'une telle union, et lui faire une existence heureuse et enviée. En 1824, il publia un second volume d'odes et ballades; en 1826, le roman de Bug Jargal et un troisième volume d'odes. En 1827, il fit son début dans le genre dramatique par le roman-drame de Cromwell, précédé de cette fameuse preface qui établissait tout un nouveau système poétique sur les ruines des anciennes

règles, et qui fut comme le signal de la guerre acharnée des classiques et des romantiques. En 1828 parut le recueil des Orientales, et en 1829, le récit intitulé Les derniers jours d'un condamné.

En 1830, le 26 février, M. Vic-' tor Hugo se produisit enfin sur la scène dramatique qu'il avait déjà révolutionnée par sa préface. Il fit représenter cet Hernani, objet de tant de contestations violentes et de si furieuses mêlées littéraires. On sait que l'Académie, oubliant qu'on ne pouvait tyranniser la pensée, même au nom de la raison et du goût, eut le tort d'aller demander à Charles X la répression des témérités impies du jeune novateur, et que le monarque répondit spirituellement: «En fait d'art, je n'ai d'autre « droit que ma place au parterre. »

Depuis, M. Victor Hugo n'a pas cessé de livrer de nouveaux combats et quelques-uns ont été pour lui l'occasion de légitimes triomphes. Dans le genre lyrique, il a ajouté à ses premiers essais, les Feuilles d'automne, les Voix intérieures, les Chants du crépuscule, les Rayons et les ombres; dans le roman, il a écrit Notre-Dame de Paris; dans le drame, il a composé Marion Delorme, le Roi s'amuse, dont les représentations furent aussitôt suspendues par arrêté ministériel, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, Ruy-Blas. En 1840, il brigua les suffrages de l'Académie mais beaucoup des membres de ce corps, conservateurs zélés des anciens dogmes littéraires, crurent combattre pro aris et focis en fermant les portes du sanctuaire à celui dont toutes les innovations leur paraissaient autant de sacriléges. M. Victor Hugo se vit préferer M. Flourens, "'un des secrétaires perpétuels de l'Académie des sciences. Une seconde tentative lui a mieux réussi l'année dernière.

La solennité de sa réception avait attiré une foule considérable : on s'attendait à trouver dans son discours de réception une exposition et une discussion nouvelle de ses principes; on se demandait avec une vive curiosité comment il se tirerait de cette épreuve délicate, et comment il brayerait l'Académie en la

remerciant. Mais la surprise a été grande quand on l'a entendu lire de longues considérations historiques en style poétique sur la révolution, sur Napoléon, sur les besoins de la société actuelle. Voulait-il éviter par là de se placer sur le terrain brûlant pour lui des questions littéraires, ou bien le poëte aspire-t-il, comme on l'a dit, à se mé tamorphoser en homme politique, et a-t-il voulu dans cette occasion nous donner un échantillon de son éloquence politique et un programme de ses idées? Si ce dernier motif est celui qui a inspiré cet étrange discours, il faut convenir que M. Victor Hugo a bien mal choisi son temps, et que cette introduction forcée de la politique dans une assemblée qui a toujours été et qui doit toujours rester exclusivement littéraire, marque une absence complète de tact et de ce sentiment des convenances si nécessaire aux hommes politiques et aux littérateurs.

Nous n'avons fait jusqu'ici qu'un résumé historique de la vie et des publications de M. Victor Hugo. Il nous reste à exposer quelques idées sur ses ouvrages.

La vocation de M. Victor Hugo était surtout lyrique. Son imagination brillante et mobile, sa rêverie ardente et capricieuse, sa facilité extraordinaire à vaincre les difficultés du rhythme, son vif et naturel sentiment de l'harmonie, ces différentes qualités le portaient surtout au genre de l'ode. On ne peut nier qu'il n'y ait souvent réussi. Plusieurs de ses recueils ont plu et plairont toujours par la vérité gracieuse ou fière des sentiments, par la fraîcheur des images, par l'originalité pittoresque des tableaux, par l'ampleur melodieuse du rhythme, par la richesse étonnante et musicale des rimes. Des ouvrages poétiques où l'on trouve de tels mérites sont garantis contre l'oubli; cependant il n'est pas permis de ranger les compositions lyriques de M. Victor Hugo parmi les œuvres portées jusqu'à ce degré de perfection qui crée les titres à la plus haute gloire poétique. Parmi les traits brillants dont ses odes sont semées, il en est beaucoup que l'imagination même la plus complaisante ne peut accepter, et que la raison et le goût repoussent comme exagérés ou faux. Dans ces vers si sé

duisants, si rapides, si sonores, se cachent un très-grand nombre d'idées va gues, bizarres ou forcées, d'expressions affectées ou obscures, d'antithèses pué riles, de naïvetés travaillées, de mots harmonieux vides de sens. D'abord l'oreille est flattée, on se laisse aller au courant mélodieux de la strophe; mais pour peu que l'esprit du lecteur se tienne attentif et bien éveillé, que d'imperfections, que de défectuosités quel quefois choquantes il découvre dans le détail de la pensée et de la forme!

Et, quand nous parlons ici du contrôle que le goût fait subir aux ouvrages lyri ques de M. Victor Hugo, nous ne prenons pas le goût dans un sens aussi sévère et aussi rigoureux que les anciens maîtres, que les critiques fondateurs ou interprètes des règles classiques. Nous sa vons fort bien que les règles, que cer taines règles du moins, sont sujettes a modification avec le temps; nous ne sommes pas éloignés de penser que notre langue a été un peu timide en poésie; nous croyons que les langues se rajeunissent par d'heureuses hardiesses. et qu'en fait de style, un poëte lyrique peut et doit beaucoup oser. Prenons des exemples; il nous est impossible de ne pas trouver un grand charme dans la strophe suivante tirée de cette pièce fameuse intitulée les Fantômes: Il faut que l'eau s'épuise à courir les vallées; Il faut que l'éclair brille et brille peu d'instants, Il faut qu'Avril jaloux brûle de ses gelées Le beau pommier trop fier de ses fleurs étoilées,

Neige odorante du printemps.

Mais croit-on que Boileau ou la Harpe eussent laissé passer le dernier trait? L'image et l'expression qui terminent la strophe leur eussent-elles paru suffisamment simples et naturelles? Nous en doutons; et pourtant, d'après l'idée plus large et plus libre que nous nous faisons du style poétique, nous ne blåmons rien ici; nous adoptons, au contraire, toute la strophe comme gra cieuse, ingénieuse et touchante d'un bout à l'autre. Ainsi, nous ne mettons à la lecture de M. Victor Hugo aucune sévérité étroite et systématique. Mais lorsque, dans l'ode où le poëte célèbre la victoire de Navarin, nous trouvons un trait comme celui qui termine cette strophe,

Jusqu'ici, quand brûlaient, au sein des flots fumants, Les capitans pachas avec leurs armements,

Leur flotte dans l'ombre engourdie,

On te reconnaissait à ce terrible jeu ;
Ton brulot expliquait tous ces vaisseaux en feu ;
Ta torche éclairait l'incendie !

nous ne pouvons nous empêcher de voir dans ce rapprochement métaphorique, une subtilité bizarre et forcée. Cette torche de Canaris qui éclaire l'incendie, est du plus mauvais goût. A quelque école que l'on appartienne, quelque système que l'on professe, si l'on est de bonne foi, on avouera que cela choque et répugne. Eh bien, il y a malheureusement beaucoup de traits semblables chez M. Victor Hugo. Ses œuvres lyriques n'en attestent pas moins un talent éclatant et même rare; mais il est impossible, à cause de taches aussi graves, aussi nombreuses, de les placer au premier rang.

On a fait un autre reproche à M. Victor Hugo poëte lyrique. On a dit qu'il y avait dans ses odes peu de pensées ; que les idées morales, que les divers sentiments intimes qui émeuvent l'âme humaine n'y jouaient qu'un très-faible rôle; que sa muse s'attachait surtout à peindre les spectacles de la nature physique, le côté matériel de l'univers, les accidents pittoresques de la création; que son talent lyrique était surtout descriptif, non pas sans doute à la manière des poëtes de l'empire, et avec bien plus d'éclat, de franchise et de liberté qu'on n'en trouve dans Delille ou dans Fontanes, mais pourtant descriptif,c'està-dire, préoccupé sans cesse du relief et de la couleur des objets, beaucoup plus que de la nature intime des sentiments, des passions, des idées. Il y a beaucoup de vérité dans ces reproches. Le recueil qui les mérite surtout est celui des Orientales. Là, le poète fait reluire à nos yeux les rayons du soleil d'Asie, le miroir des lacs solitaires, les sanglants éclairs des batailles, les armes d'or des guerriers orientaux, la peau moirée des coursiers, l'œil limpide et bleu des jeunes filles; mais ces pensées dont s'alimente ordinairement le monologue rêveur du poëte lyrique, le sentiment de la fuite du temps, l'idée de la puissance de Dieu et de la fragilité des hommes, les espérances et les regrets de l'amour, les méditations sur la

vie et sur la mort, tout ce fond si riche de poésie austère ou passionnée, n'est nulle part dans les Orientales. Le vers du poëte est presque partout un retentissement magnifique, mais vide. Il faut dire en retour que M. Victor Hugo a été beaucoup plus penseur dans les Feuilles d'automne. Là, il a trouvé. pour chanter la grandeur de Dieu et les petitesses de l'homme, pour s'apitoyer sur les misères humaines, pour donner au siècle de nobles et pieuses leçons de charité et d'amour, des accents inspirés et entraînants. Cependant nous regrettons d'être obligés d'ajouter que la forme des Feuilles d'automne est en général moins précise et moins scrupuleusement achevée que celle des Orientales. A côté des plus belles inspirations se trouvent des parties vagues, indigestes; la trame des vers est peu serrée, et se charge souvent d'ornements indécis ou parasites.

Dans les derniers recueils de M. Victor Hugo: les Voix intérieures, les Chants du crépuscule, les Rayons et les Ombres, un affaiblissement fâcheux se fait sentir. M. Victor Hugo serait-il déjà arrivé à cet âge où la veine poétique se tarit? Nous croyons plutôt que ce qui a déterminé cette décadence rapide de son talent, c'est la funeste habitude qu'il a prise de ne jamais revoir, de ne jamais retoucher ses inspirations. Par système et par infatuation de luimême, il respecte ce que son esprit a créé dans le premier jet, au point de n'y plus mettre la main. Il croit que, comme un arbre vigoureux et fécond, il n'a qu'à secouer ses branches pour en faire tomber des fruits exquis, que le public ramasse. Cette méthode révèle un immense orgueil. M. Victor Hugo, enivré par ses succès, étourdi par les fumées de l'encens qu'une cohorte empressée d'admirateurs fanatiques brûle sans cesse sous son visage, en est venu à croire fermement à son infaillibilité poétique. Quoi qu'il pense, quoi qu'il dise, il ne doute point que son génie ne se révèle en traits sublimes. Absorbé dans son moi, comme une divinité indienne, il ne songe pas même s'il existe une critique; ou, s'il se rappelle qu'il y en a une, il prend d'avance en pitié ses censures et ses arrêts. Un

tel délire, car n'est-ce pas là du délire? est funeste à un poëte; il l'expose à de tristes chutes, et lui prépare pour l'avenir un douloureux réveil.

Examinons maintenant la valeur des créations dramatiques de M. Victor Hugo. Et d'abord voyons quelle est sa théorie dramatique, exposée tout au long dans la préface de Cromwell. M. Victor Hugo reprend les choses de haut. Selon lui, chaque âge de l'humanité a son genre de poésie, où se reflètent son caractère, sa religion, ses mœurs. Il y a trois grands âges dans l'humanité, d'abord les temps primitifs, qui sont ceux du premier développe ment de l'espèce humaine, et dont le terme peut se fixer au siècle d'Homère; ensuite les temps antiques, qui commencent avec Homère et se prolongent jusqu'à la venue du Christ; enfin l'âge moderne, qui s'étend depuis l'établissement du christianisme et l'invasion des barbares jusqu'à nous. La poésie, dans le premier âge, est lyrique; dans le second elle est épique; dans le troisième, elle est dramatique; l'ode, l'épopée, le drame, voilà la forme que tour à tour la poésie revêt presque exclusivement dans chacune de ces époques.

M. Victor Hugo arrive en quelques pages, fort peu nourries de preuves et de faits, à ce résultat qu'il proclame avec une entière confiance. Le lecteur qui réfléchit a de la peine à y souscrire. D'abord est-il bien vrai que l'ode ait été la seule poésie des peuples primitifs ? Partout où les premiers hommes racontaient avec le chant les aventures de leurs pères, en mêlant à ces récits leurs superstitions, l'épopée apparaissait, la poésie épique était trouvée. Or,

de tels récits durent nécessairement trouver place dans la vie primitive de l'humanité. M. Victor Hugo, pour prouver que l'ode était la poésie de cet âge, cite la Genèse. L'exemple est, il faut l'avouer, singulièrement choisi; car la Genèse est au moins autant une épopée qu'une ode. M. Victor Hugo nous fournit lui-même une preuve suffisante pour établir, contrairement à sa théorie, qu'il y a eu un poëte épique avant Homère ce poëte, c'est Moise.

Est-il plus vrai de soutenir que l'épo pée a été la poésie dominante, essen

tielle, des temps antiques ; que dans cet âge l'élément épique est l'élément vita de toute poésie? Mais M. Victor Huge ne sait-il donc pas que Stésichore, Alcée, Sapho, ont paru plusieurs siècles après Homère, que Simonide et Pindare étaient contemporains des guerres médiques? Toute cette génération de poetes lyriques qui fleurirent en Gree du huitième au cinquième siècle, il la compte donc pour rien? Deux moti seulement sur Pindare sont l'uniqu précaution qu'il prend contre une ob jection aussi forte. « Pindare, dit-il, est plus sacerdotal que patriarcal, plus épique que lyrique. » Plus sacerdotal que po triarcal! notre intelligence n'est pas à la hauteur de ce trait profond. Mais en outre, l'épopée était-elle done genre dominant à l'époque d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, d'Agathon. d'Aristophane, de Ménandre, qui tous vécurent dans ce que M. Victor Hugo appelle les temps antiques? I re marque que la tragédie est sortie de l'épopée, ce qui est incontestable. Il ajoute que la tragédie grecque a gardé le caractère, les proportions de l'épopée. Ceci est vrai de quelques pie ces d'Eschyle, le père du theatre; mais dans Sophocle, dans Euripide, chez leurs nombreux imitateurs, la poesie dramatique est indépendante, marquée d'un caractère propre; elle se distingue profondément, par son esprit et par ses procédés, de l'épopée, à laquelle elle ne fait plus qu'emprunter des sujets qu'elle modifie à sa guise.

le

M. Victor Hugo décide aussi légèrement que le drame est la poésie essentiellement propre au monde chretien. L'assertion pourrait être vraie si elle était restreinte, si l'on disait que drame a pris, depuis le seizième siècle, une importance supérieure à celle des autres genres. Mais quel était l'état du drame au moyen âge? Assurément, alors, la poésie véritable était bien plus dans les épopées chevaleresques que dans les mysteres. Et ces grands poetes qui ont ressuscité dans le monde chretien le génie de l'épopée, M. Victor Hugo les oublie-t-il ? Et le Dante, et Milton, et Camoëns, et le Tasse? Attendez. Pour le Dante, M. Victor Hugo nous dit que son poëme n'est pas une

épopée, , par la raison qu'il a écrit sur le titre, avec sa plume de fer : Divina Commedia. Quant à Milton, son Paradis perdu ne prouve rien ici; en effet, le Paradis perdu fut d'abord conçu par Milton sous la forme d'un drame, ergo, ce n'est pas une épopée. Nous n'exagérons rien; voilà comme raisonne M. Victor Hugo. Cette logique, si elle n'est pas forte, est commode. Il est commode aussi de supprimer des noms. M. Victor Hugo juge à propos de ne rien dire du Tasse et de Camoens.

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M. Victor Hugo ayant posé ses préliminaires, et ayant établi que le drame est la vraie poésie des modernes, passe à la définition du drame. Le drame, << dit-il, vit du réel, l'ode vit de l'idéal, « l'épopée du grandiose. Les personnages « du drame sont des hommes, ceux de << l'ode sont des colosses, ceux de l'épopée des géants. » Nous reconnaissons une idée assez juste sous cette définition, que revêt une forme étrange. Mais jusqu'à quel point le drame est-il l'imitation du réel? Jusqu'à quel degré de fidélité et d'exactitude le drame doit-il peindre ses personnages, qui sont des hommes? Là est la question; c'est làdessus que M. Victor Hugo développe des idées fort nouvelles.

La vie humaine se compose de deux éléments, le beau et le laid, le sublime et le difforme, le gracieux et le grotesque. Si le drame veut être une imitation fidèle et expressive de la vie humaine, il faut qu'il la représente sous ses deux faces; il faut que la vaine et fausse distinction de la comédie et de la tragédie disparaisse, et que ces deux genres se fondent ensemble dans un genre nouveau qui représente l'humanité tout entière, avec tous ses éléments et sous tous ses aspects.

Avant M. Victor Hugo, on avait déjà proposé une conciliation entre la tragédie et la comédie. On avait dit : Mêlons le comique au touchant, excitons tour à tour le rire et la tristesse (*); mais on

(*) Voir les ouvrages critiques de Diderot et de Beaumarchais. Le principe essentiel du drame avait été formulé nettement par ces auteurs. M. Victor Hugo n'a pas inventé le drame il n'a fait que le fausser en l'exagé rant. Voyez l'article DRAME.

n'avait pas dit: Mettons le laid en regard du beau; faisons figurer à côté du pathétique, le grotesque. On n'avait pas eu l'idée que le laid pût être un moyen de charmer les hommes. Sur le grotesque, on était de l'opinion de Boileau. On avait imaginé de rassem bler dans un même ouvrage dramatique des impressions tragiques et des impressions douces et riantes; mais on n'avait pas songé à mettre en œuvre le repoussant et l'horrible. Ce progrès était réservé à notre temps; la gloire de le produire était réservée à M. Victor Hugo.

Tout en exposant ces principes, M. Victor Hugo a grand soin de se couvrir de l'autorité de Shakspeare, qui, à ses yeux, réalise parfaitement l'idée du drame. Nous prétendons être grand admirateur de Shakspeare; mais quand admirons-nous Shakspeare? Est-ce quand il nous montre Hamlet et Laërte se battant dans une fosse, ou quand il place dans la bouche d'Hamlet son sublime monologue? Est-ce quand il nous fait entendre les quolibets grossiers qu'échange sur le forum, un peuple romain tracé à l'image de la populace de Londres, ou quand il met sur la scène Antoine demandant, avec une éloquence magique, vengeance pour César? Est-ce quand il étale sous nos yeux, avec ses plus affreux détails, le supplice de Glocester, l'ami du roi Léar, ou lorsqu'il place aux côtés du roi Léar, ce vieillard insensé qu'on abandonne, sa douce et généreuse fille Cordélia?

Nous ne mettons point de fanatisme dans nos admirations, et nous blâmons dans Shakspeare l'horrible et le grotesque, quand nous les y trouvons. Mais ils y sont plus rares qu'on ne croit. Il faut remarquer que souvent, entre les mains de Shakspeare, l'horrible s'épure, et, jusqu'à un certain point, s'adoucit en revêtant les proportions idéales d'une poésie grandiose, inspirée, gigantesque. Lady Macbeth effraye sans dégoûter, parce que c'est une création tout idéale. Souvent aussi Shakspeare embellit et relève le grotesque à sa manière, en le recouvrant, comme d'un vêtement gracieux, de sa légère et poétique fantaisie. Falstaff bouffonne avec une originalité singulière et charmante.

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