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c'est ce que je ne ferai jamais.- En vérité, madame, je devais m'attendre à cette réponse, et je rougis de m'y être exposé. A ces mots, il se retira outré de colère, et se disant à lui-même : J'étais bien bon d'aimer un enfant qui n'a point d'âme, et dont le cœur ne se donne que par avis de parens!

Il y avait dans Athènes une jeune veuve qui paraissait inconsolable de la perte de son époux. Alcibiade lui rendit, comme tout le monde, les premiers devoirs, avec le sérieux que la bienséance impose auprès des personnes affligées. La veuve trouva un soulagement sensible dans les entretiens de ce disciple de Socrate, et Alcibiade un charme inexprimable dans les larmes de la veuve. Cependant leur morale s'égayait de jour en jour. On fit l'éloge des bonnes qualités du défunt, et puis on convint des mauvaises. Cétait bien le plus honnête homme du monde; mais il n'avait précisément que le sens commun. Il était assez bien de figure; mais sans élégance et sans grâce: rempli d'attentions et de soins; mais d'une assiduité fatigante. Enfin, on était au désespoir d'avoir perdu un si bon mari, mais bien résolue à n'en pas prendre un second. Eh quoi, dit Alcibiade, à votre âge, renoncer à l'hymen! Je vous avoue, répondit la veuve, qu'autant l'esclavage me répugne, autant la liberté m'effraie. A mon âge, livrée à moimême et ne tenant à rien, que vais-je devenir? Alcibiade ne manqua pas de lui insinuer qu'entre l'esclavage de l'hymen et l'abandon du veuvage, il y aurait un milieu à prendre, et qu'à l'égard des bienséances, rien au monde n'était plus facile à concilier avec un tendre attachement. On fut révoltée de cette proposition; on aurait mieux aimé mourir. Mourir dans l'âge des amours et des grâces! Il était facile de faire voir le ridicule d'un tel projet ; et la veuve ne craignait rien tant que de se donner des ridicules. Il fut donc résolu qu'elle ne mourrait pas: il était déjà décidé qu'elle ne pouvait vivre sans tenir à quelque chose : : ce quelque chose devait être un amant; et, sans prévention, elle ne connaissait point d'homme plus digne qu'Alcibiade de lui plaire et de l'attacher. Il redoubla ses assiduités : d'abord elle s'en plaignit, bientôt elle s'y accoutuma, enfin elle y exigea du mystère; et, pour éviter les imprudences, on s'arrangea décemment.

Alcibiade était au comble de ses vœux. Ce n'étaient ni les plaisirs de l'amour, ni les avantages de l'hymen qu'on aimait en lui, c'était lui-même; du moins le croyait-il ainsi. Il triomphait de la douleur, de la sagesse, de la fierté d'une femme qui n'exigeait de lui que du secret et de l'amour. La veuve, de son côté, s'applaudissait de tenir sous ses lois l'objet de la jalousie de toutes les beautés de la Grèce. Mais combien peu de personnes savent jouir

sans confidens! Alcibiade, amant secret, n'était qu'un amant comme un autre ; et le plus beau triomphe n'est flatteur qu'autant qu'il est solennel. Un auteur a dit que ce n'est pas tout que d'être dans une belle campagne, si l'on n'a quelqu'un à qui l'on puisse dire: La belle campagne! La veuve trouva de même que ce n'était pas assez d'avoir Alcibiade pour amant, si elle ne pouvait dire à quelqu'un : J'ai pour amant Alcibiade. Elle en fit donc la confidence à une amie intime, qui le dit à son amant, et celui-ci à toute la Grèce. Alcibiade, étonné qu'on publiât son aventure, crut devoir en avertir la veuve, qui l'accusa d'indiscrétion. Si j'en étais capable, lui dit-il, je laisserais courir des bruits que j'aurais voulu répandre; et je ne souhaite rien tant que de les faire évanouir. Observons-nous avec soin, évitons en public de nous trouver ensemble; et, quand le hasard nous réunira, ne vous offensez point de l'air distrait et dissipé que j'affecterai auprès de vous. La veuve reçut tout cela d'assez mauvaise humeur. Je sens bien, lui ditelle, que vous en serez plus à votre aise : les assiduités, les attentions vous gênent, et vous ne demandez pas mieux que de pouvoir voltiger. Mais, moi, quelle contenance voulez-vous que je tienne? Je ne saurais prendre sur moi d'être coquette : ennuyée de tout en votre absence, rêveuse et embarrassée auprès de vous, j'aurai l'air d'être jouée, et je le serai peut-être en effet. Si l'on est persuadé que vous m'avez, il n'y a plus aucun remède : le public ne revient pas. Quel sera donc le fruit de ce prétendu mystère? Nous aurons l'air, vous, d'un amant détaché, moi, d'une amante délaissée. Cette réponse de la veuve surprit Alcibiade; la conduite qu'elle tint acheva de le confondre. Chaque jour elle se donnait plus d'aisance et de liberté. Au spectacle elle exigeait qu'il fût assis derrière elle, qu'il lui donnât la main pour aller au Temple, qu'il fût de ses promenades et de ses soupers. Elle affectait surtout de se trouver avec ses rivales; et au milieu de ce concours, elle voulait qu'il ne vit qu'elle. Elle lui commandait d'un ton absolu, le regardait avec mystère, lui souriait d'un air d'intelligence, et lui parlait à l'oreille avec cette familiarité qui annonce au public qu'on est d'accord. Il vit bien qu'elle le menait partout, comme un esclave enchaîné à son char. J'ai pris des airs pour des sentimens, dit-il avec un soupir : ce n'est pas moi qu'elle aime, c'est l'éclat de ma conquête; elle me mépriserait, si elle n'avait point de rivales. Apprenons-lui que la vanité n'est pas digne de fixer l'amour.

La jalousie des philosophes ne pouvait pardonner à Socrate de n'enseigner en public que la vérité et la vertu : on portait chaque jour à l'Areopage les plaintes les plus graves contre ce dangereux. citoyen. Socrate, occupé à faire du bien, laissait dire de lui tout le mal qu'on imaginait; mais Alcibiade, dévoué à Socrate, faisait

face à ses ennemis. Il se présentait aux magistrats; il leur reprochait d'écouter des lâches, et d'épargner des imposteurs; et il ne parlait de son maître que comme du plus juste et du plus sage des mortels. L'enthousiasme rend éloquent. Dans les conférences qu'il eut avec un des membres de l'Aréopage, en présence de la femme du juge, il parla avec tant de douceur et de véhémence, de sentiment et de raison; sa beauté s'anima d'un feu si noble et si touchant, que cette femme vertueuse en fut émue jusqu'au fond de l'âme. Elle prit son trouble pour de l'admiration. Socrate, ditelle a son époux, est en effet un homme divin, s'il fait de semblabes disciples. Je suis enchantée de l'éloquence de ce jeune homme il n'est pas possible de l'entendre sans devenir meilleur. Le magistrat, qui n'avait garde de soupçonner la sagesse de son épouse, rendit à Alcibiade l'éloge qu'elle avait fait de lui. Alcibiade en fut flatté: il demanda au mari la permission de cultiver l'estime de sa femme. Le bon homme l'y invita. Ma femme, dit-il, est philosophe aussi; et je serai bien aise de vous voir aux prises. Rodope (c'était le nom de cette femme respectable) se piquait en effet de philosophie; et celle de Socrate, dans la bouche d'Alcibiade. la gagnait de plus en plus. J'oubliais de dire qu'elle était dans l'âge où l'on n'est plus jolie, mais où l'on est encore belle; où l'on est peut-être un peu moins aimable, mais où l'on sait beaucoup mieux aimer. Alcibiade lui rendit des devoirs : elle ne se défia ni de lui ni d'elle-même. L'étude de la sagesse remplissait tous leurs entretiens. Les leçons de Socrate passaient de l'âme d'Alcibiade dans celle de Rodope, et dans ce passage elles prenaient de nouveaux charmes : c'était un ruisseau d'eau pure qui coulait an travers des fleurs. Rodope en était chaque jour plus altérée : elle se faisait définir, suivant les principes de Socrate, la sagesse et la vertu, la justice et la vérité. L'amitié vint à son tour, et après en avoir approfondi l'essence: Je voudrais bien savoir, dit Rodope, quelle différence met Socrate entre l'amour et l'amitié? Quique Socrate ne soit point de ces philosophes qui analysent tout, lui répondit Alcibiade, il distingue trois amours : l'un grossier et bas, qui nous est commun avec les animaux : c'est l'attrait du besoin et le goût du plaisir; l'autre pur et céleste, qui nous rapproche des dieux : c'est l'amitié plus vive et plus tendre; le troisième enfin, qui participe des deux premiers, tient le milieu entre les dieux et les brutes, et semble le plus naturel aux hommes: c'est le lien des âmes, cimenté par celui des sens.

Socrate donne la préférence au charme pur de l'amitié; mais, comme il ne fait point un crime à la nature d'avoir uni l'esprit à la matière, il n'en fait pas un à l'homme de se ressentir de ce mélange dans ses penchans et dans ses plaisirs. C'est surtout lorsque

que

la nature a pris soin d'unir un beau corps avec une belle âme, qu'il veut qu'on respecte l'ouvrage de la nature : car, quelque laid soit Socrate, il rend justice à la beauté. S'il savait, par exemple, avec qui je m'entretiens de philosophie, je ne doute pas qu'il ne me fit une querelle d'employer si mal ses leçons. Je vous dispense d'être galant, interrompit Rodope : je parle à un 'sage; et tout jeune qu'il est, je veux qu'il m'éclaire, et non pas qu'il me flatte. Revenons aux principes de votre maître. Il permet l'amour, dites-vous; mais en connaît-il les égaremens et les excès? Oui, madame, comme il connaît ceux de l'ivresse, et il ne laisse pas de permettre le vin. La comparaison n'est pas juste, dit Rodope: on est libre de choisir ses vins, et d'en modérer l'usage; a-t-on la même liberté en amour? Il est sans choix et sans mesure. Oui, sans doute, reprit Alcibiade, dans un homme sans mœurs et sans principes; mais Socrate commence par former des hommes éclairés et vertueux, et c'est à ceux-là qu'il permet l'amour. Il sait bien qu'ils n'aimeront rien que d'honnête; et alors on ne court aucun risque à aimer à l'excès. L'ascendant mutuel de deux âmes vertueuses ne peut que les rendre plus vertueuses encore. Chaque réponse d'Alcibiade aplanissait quelque difficulté dans l'esprit de Rodope, et rendait le penchant qui l'attirait vers lui plus glissant et plus rapide. Il ne restait plus que la foi conjugale; et c'était là le nœud gordien. Rodope n'était pas de celles avec qui on le tranche; il fallait le dénouer. Alcibiade s'y prit de loin. Comme ils en étaient un jour sur l'article de la société : Le besoin, dit Alcibiade, a réuni les hommes, l'intérêt commun a réglé leurs devoirs, et les abus ont produit les lois. Tout cela est sacré; mais tout cela est étranger à notre âme. Comme les hommes ne se touchent qu'au dehors, les devoirs mutuels qu'ils se sont imposés ne passent point la superficie. La nature seule est la législatrice du cœur ; elle seule peut inspirer la reconnaissance, l'amitié, l'amour : le sentiment ne saurait être un devoir d'institution. De là vient, par exemple, que dans le mariage on ne peut ni promettre ni exiger qu'un attachement corporel. Rodope, qui avait goûté le principe, fut effrayée de la conséquence. Quoi! dit-elle, je n'aurais promis à mon mari que de me comporter comme si je l'aimais! Qu'avez-vous donc pu lui promettre?-De l'aimer en effet,lui répondit-elle d'une voix mal assurée. - Il vous a donc promis à son tour d'être nonseulement aimable, mais de tous les hommes le plus aimable à vos yeux? Il m'a promis d'y faire son possible, et il me tient parole. Hé bien, vous faites votre possible aussi pour l'aimer uniquement; mais ni l'un ni l'autre vous n'êtes garans du succès. Voilà une morale affreuse! s'écria Rodope. Heureusement, madame, elle n'est pas si affreuse : il y aurait trop de coupables,

si l'amour conjugal était un devoir essentiel. - Quoi, seigneur, tous doutez!.... Je ne doute de rien, madame. Mais ma franchise peut vous déplaire; et je ne vous vois pas disposée à l'imiter. Je croyais parler à un philosophe, et je ne parlais qu'à une femme d'esprit. Je me retire confus de ma méprise. Mais je veux vous donner pour adieu un exemple de sincérité. Je crois avoir des mœurs aussi pures, aussi honnêtes que la femme la plus vertueuse; je sais tout aussi-bien qu'elle à quoi nous engagent l'honneur et la religion du serment; je connais les lois de l'hymen, et le crime de les violer : cependant, eussé-je épousé mille femmes, je ne me ferais pas le plus léger reproche de vous trouver vous seule plus belle, plus aimable mille fois que ces mille femmes ensemble. Selon vous, pour être vertueuse, il ne faut avoir ni une âme ni des yeux; je vous félicite d'être arrivée à ce degré de perfection.

Ce discours, prononcé du ton du dépit et de la colère, laissa Rodope dans un étonnement dont elle eut peine à revenir. DèsJors Alcibiade cessa de la voir. Elle avait découvert dans ses adieux un intérêt plus vif que la chaleur de la dispute; elle sentit de son côté que ses conférences philosophiques n'étaient pas ce qu'elle regrettait le plus. L'ennui de tout, le dégoût d'elle-même, une répugnance secrète pour les empressemens de son mari, enfin le trouble et la rougeur que lui causait le seul nom d'Alcibiade, tout lui faisait craindre le danger de le revoir; et cependant elle brûlait du désir de le revoir encore. Son mari le lui ramena. Comme elle lui avait fait entendre qu'ils s'étaient piqués l'un et l'autre sur une dispute de mots, le magistrat en fit une plaisanterie à Alçibiade, et l'obligea de revenir. L'entrevue fut sérieuse : le mari s'en amusa quelque temps; mais ses affaires l'appelaient ailleurs. Je vous laisse, leur dit-il, et j'espère qu'après vous être brouillés sur les mots, vous vous réconcilierez sur les choses. Le bon homme n'y entendait pas malice; mais sa femme en rougit pour lui.

Après un assez long silence, Alcibiade prit la parole. Nos entretiens, madame, faisaient mes délices; et, avec toutes les facilités possibles d'être dissipé, vous m'aviez fait goûter et préférer à tout les charmes de la solitude. Je n'étais plus au monde, je n'étais plus à moi-même, j'étais à vous tout entier. Ne pensez pas qu'un fol espoir de vous séduire et de vous égarer se fût glissé dans mon âme : la vertu, bien plus que l'esprit et la beauté, m'avait enchaîné sous vos lois. Mais vous aimant d'un amour aussi délicat que tendre, je me flattais de vous l'inspirer. Cet amour pur et vertueux vous offense, ou plutôt il vous importune; car il n'est pas possible que vous le condamniez de bonne foi. Tout ce que je sens pour vous, madame, vous l'éprouvez pour un autre, vous me

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