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notre tour: je veux la pousser à bout. Écoute: va lui dire.... que je lui demande à souper ce soir.... Mais non; fais venir la cantatrice : il vaut mieux la lui envoyer.

Délia fut chargée d'employer tout son art à gagner la confiance de Roxelane. Dès que celle-ci l'eut entendue : Quoi, lui dit-elle, jeune et belle comme vous êtes, il vous charge de ses messages, et vous avez la faiblesse de lui obéir! Allez, vous n'êtes pas digne d'être ma compatriote. Ah! je vois bien qu'on le gâte, et qu'il faut que je me charge seule d'apprendre à vivre à ce Turc. Je vais lui envoyer dire que je vous retiens à souper; je veux qu'il répare son impertinence.-Mais, madame, il trouvera mauvais...— Lui je voudrais bien voir qu'il trouvât mauvais ce que je trouve bon. Mais il m'a semblé qu'il désirait de vous voir tête à tête. Tête à tête! Ah! nous n'en sommes pas là; et je lui ferai bien voir du pays avant que nous ayons rien de particulier à nous dire. Le sultan fut aussi surpris que piqué d'apprendre qu'ils auraient un tiers. Cependant il se rendit de bonne heure chez Roxelane. Dès qu'elle le vit paraître, elle courut au-devant de lui d'un air aussi délibéré que s'ils avaient été le mieux du monde ensemble. Voilà, dit-elle, un joli homme, qui vient souper avec nous. Madame, vous voulez bien de lui? Avouez, Soliman, que je suis une bonne amie. Allons, approchez, saluez madame. Là, fort bien. A présent remerciez-moi : doucement; je n'aime pas qu'on appuie sur la reconnaissance. A merveille! je vous assure qu'il m'étonne. Il n'a que deux leçons; voyez comme il a profité ! je ne désespère pas d'en faire quelque jour un Français.

Qu'on s'imagine l'étonnement d'un sultan, et d'un sultan vainqueur de l'Asie, de se voir traiter comme un écolier par une esclave de dix-huit ans. Elle fut pendant le souper d'une gaieté, d'une folie inconcevable. Le sultan ne se possédait pas de joie. Il l'interrogeait sur les mœurs de l'Europe. Un tableau n'attendait pas l'autre. Nos préjugés, nos ridicules, nos travers, tout fut saisi, tout fut joué. Soliman croyait être à Paris. La bonne tête ! s'écriait-il, la bonne tête ! De l'Europe elle tomba sur l'Asie : ce fut bien pis. La morgue des hommes, l'imbécillité des femmes, l'ennui de leur société, la maussade gravité de leurs amours, rien ne lui était échappé, quoiqu'elle n'eût rien vu qu'en passant. Le sérail eut son tour, et Roxelane commença par féliciter le sultan d'avoir imaginé le premier d'assurer la vertu des femmes par la nullité absolue des noirs. Elle allait s'étendre sur l'honneur que lui ferait dans l'histoire cette circonstance de son règne; mais il la pria de l'épargner. Çà, dit-elle, je m'aperçois que j'occupe des momens que Délia remplirait bien mieux. Mettez-vous à ses pieds, pour obtenir un de ces airs qu'elle chante, dit-on, avec tant de

goût et tant d'âme. Délia ne se fit point prier. Roxelane parut charmée; elle demanda tout bas un mouchoir à Soliman : il lui en donna un, sans se douter de son dessein. Madame, dit-elle à Délia en le lui présentant, c'est de la part du sultan que je vous donne le mouchoir; vous l'avez bien mérité. Oui, sans doute ! dit le sultan outré de dépit; et présentant sa main à la cantatrice, il se retira avec elle.

Dès qu'ils furent seuls Je vous avoue, lui dit-il, que cette étourdie me confond. Vous voyez le ton qu'elle a pris avec moi, je n'ai pas le courage de m'en fächer; en un mot, j'en suis fou, et je ne sais comment m'y prendre pour la réduire. Seigneur, lui dit Délia, je crois avoir démêlé son caractère : l'autorité n'y peut rien; vous n'avez plus que l'extrême froideur, ou l'extrême galanterie. La froideur peut la piquer; mais je crains qu'il ne soit plus temps. Elle sait que vous l'aimez. Elle jouira en secret de la violence qu'il vous en coûtera, et vous reviendrez plutôt qu'elle. Ce moyen d'ailleurs est triste et pénible; et s'il vous échappe un moment de faiblesse, ce sera à recommencer. Eh bien! dit le sultan, essayons de la galanterie.

Dans le sérail, dès lors, chaque jour fut une nouvelle fête, dont Roxelane était l'objet ; mais elle recevait tout cela comme un hommage qui lui était dû, sans intérêt et sans plaisir, avec une complaisance tranquille. Le sultan lui demandait quelquefois : Comment avez-vous trouvé ces jeux, ces concerts, ces spectacles? Assez bien, disait-elle; mais il y manquait quelque chose.-Et quoi ?-Des hommes et de la liberté.

Soliman était au désespoir : il eut recours à Délia. Ma foi, lui dit la musicienne, je ne sais plus ce qui peut la toucher, à moins que la gloire ne s'en mêle. Vous recevez demain les ambassadeurs de vos alliés ; ne pourrais-je pas la mener voir cette cérémonie, à travers un voile qui nous déroberait aux yeux de votre cour? Et croyez-vous, dit le sultan, qu'elle y soit sensible? Je l'espère, dit Délia : les femmes de son pays aiment la gloire. Vous m'enchantez! s'écria Soliman. Oui, ma chère Délia, je vous devrai mon bonheur.

Au retour de cette cérémonie, qu'il eut soin de rendre la plus pompeuse qu'il fut possible, il se rendit chez Roxelane. Allez, lui dit-elle, ôtez-vous de mes yeux, et ne me revoyez jamais. Le sultan demeura immobile et muet d'étonnement. C'est donc ainsi, poursuivit-elle, que vous savez aimer ? La gloire et les grandeurs,

les seuls biens dignes de toucher une âme, sont pour vous seul ; la honte et l'oubli, les plus accablans de tous les maux, sont mon partage; et vous voulez que je vous aime! je vous hais plus que la mort. Le sultan voulut tourner ce reproche en plaisanterie.

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Rien n'est plus sérieux, reprit-elle. Si mon amant n'avait qu'une cabane, je partagerais sa cabane, et je serais contente; il a un trône, je veux partager son trône, ou il n'est pas mon amant. Si vous ne me croyez pas digne de régner sur les Turcs, renvoyezmoi dans ma patrie, où toutes les jolies femmes sont souveraines, et bien plus absolues que je ne le serais ici; car c'est sur les cœurs qu'elles règnent. L'empire du mien ne vous suffit donc pas ? lui dit le sultan de l'air du monde le plus tendre. — Non, je ne veux point d'un cœur qui a des plaisirs que je n'ai pas. Ne me parlez plus de vos fêtes : jeux d'enfans que tout cela. Il me faut des ambassades. Mais, Roxelane, ou vous êtes folle, ou vous rêvez.-Et que trouvez-vous donc de si extravagant à vouloir régner avec vous? Est-on faite de manière à déparer un trône? Et croyez-vous qu'on eût moins de noblesse et de dignité que vous à assurer de sa protection ses sujets et ses alliés ? Je crois, dit le sultan, que vous ferez tout avec grâce; mais il ne dépend pas de moi de remplir votre ambition; et je vous prie de n'y plus penser. - N'y plus penser? oh! je vous réponds que je ne penserai à autre chose, et que je ne vais plus rêver que sceptre, couronne, ambassade. Elle tint parole. Le lendemain matin elle avait déjà fait le dessin de son diadême; elle n'était plus indécise que sur la couleur du ruban qui devait l'attacher. Elle se fit porter des étoffes superbes pour ses habits de cérémonie; et dès que le sultan parut, elle lui demanda son avis pour le choix. Il fit tous ses efforts pour la détourner de cette idée. Mais la contradiction la plongeait dans une tristesse mortelle; et pour l'en retirer, il était obligé de flatter son illusion. Alors elle devenait d'une gaieté brillante. Il saisissait ces momens pour lui parler d'amour; mais, sans l'écouter, elle lui parlait politique. Toutes ses réponses étaient déjà préparées pour les harangues des députés, sur son avénement à la couronne. Elle avait même des projets de réglemens pour les états du grand-seigneur. Elle voulait qu'on plantat des vignes et qu'on bâtît des salles d'opéra; qu'on supprimât les eunuques, parce qu'ils n'étaient bons à rien; qu'on enfermât les jaloux, parce qu'ils troublaient la société; et qu'on bannît tous les gens intéressés , parce qu'ils devenaient des fripons tôt ou tard. Le sultan s'amusa quelque temps de ses folies; cependant il brûlait du plus violent amour, sans aucun espoir d'être heureux. Au moindre soupçon de violence elle devenait furieuse, et voulait se donner la mort. D'un autre côté, Soliman ne trouvait pas l'ambition de Roxelane si folle : car enfin, disait-il, n'est-il pas cruel d'être seul privé du bonheur d'associer à mon sort une femme que j'estime et que j'aime? Tous mes sujets peuvent avoir une épouse légitime; une loi bizarre ne défend l'hymen que pour moi. Ainsi parlait l'amour; mais la politique le fai

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sait taire. Il prit le parti de confier à Roxelane les raisons qui le retenaient. Je ferais, lui dit-il, mon bonheur de ne rien laisser manquer au vôtre; mais nos mœurs. Ce sont des contes. Nos lois. Ce sont des chansons. Les prêtres. —De quoi se mêlentils ?-Le peuple et les soldats. —Que leur importe? En seront-ils plus malheureux quand vous m'aurez pour épouse? Vous avez bien d'amour, si vous avez si peu de courage! Elle fit tant peu Soque liman eut honte d'être si timide. Il fait venir le muphti, le visir, le caïmacan, l'aga de la mer et celui des janissaires, et il leur dit: J'ai porté aussi loin que je l'ai pu la gloire du croissant ; j'ai affermi la puissance et le repos de mon empire; et je ne veux, pour récompense de mes travaux, que jouir au gré de mes sujets d'un bonheur dont ils jouissent tous. Je ne sais quelle loi, qui ne nous vient pas du prophète, interdit aux sultans les douceurs du lit nuptial : je me vois par là réduit à des esclaves que je méprise ; et j'ai résolu d'épouser une femme que j'adore. Préparez mon peuple à cet hymen. S'il l'approuve, je reçois son aveu comme un témoignage de sa reconnaissance; mais s'il osait en murmurer, vous lui direz que je le veux. L'assemblée reçut les ordres du sultan dans un respectueux silence, et le peuple suivit cet exemple.

Soliman, transporté de joie et d'amour, vint prendre Roxelane pour la mener à la mosquée; et il disait tout bas en l'y conduisant Est-il possible qu'un petit nez retroussé renverse les lois d'un empire!

LE SCRUPULE,

OU

L'AMOUR MÉCONTENT DE LUI-MÊME.

Le ciel soit loué! dit Bélise en quittant le deuil de son époux : je viens de remplir un devoir bien affligeant et bien pénible; il était temps que cela finît. Se voir livrée, dès l'âge de seize ans, à un homme que l'on ne connaît pas; passer les plus beaux jours de sa vie dans l'ennui, la dissimulation, la servitude; être l'esclave et la victime d'un amour qu'on inspire et qu'on ne saurait partager: quelle épreuve pour la vertu ! Je l'ai subie : m'en voilà quitte; je n'ai rien à me reprocher. Car enfin je n'ai point aimé mon époux; mais j'ai fait semblant de l'aimer, et cela est bien plus héroïque ; je lui ai été fidèle malgré sa jalousie; en un mot,

je l'ai pleuré : c'est, je crois, porter la bonté d'âme aussi loin qu'elle peut aller. Enfin, rendue à moi-même, je ne dépends plus que de ma volonté ; et ce n'est que d'aujourd'hui que je vais commencer à vivre. Ah! que mon cœur va s'enflammer, si quelqu'un parvient à me plaire ! Mais consultons-nous bien avant que d'engager ce cœur ; et ne courons, s'il est possible, ni le risque de cesser d'aimer, ni celui de cesser d'être aimée. Cesser d'être aimée! cela est difficile, reprit-elle en consultant son miroir; mais cesser d'aimer est encore pis. Le moyen de feindre long-temps un amour qu'on ne sent plus ! je n'en aurais jamais la force. Quitter un homme après l'avoir pris, est une effronterie qui me passe; et puis les plaintes, le désespoir, les éclats d'une rupture, tout cela est affreux. Aimons, puisque le ciel nous a donné un cœur sensible; mais aimons pour toute la vie, et ne nous flattons point sur ces goûts passagers, ces fantaisies capricieuses, qu'on prend si souvent pour l'amour. J'ai le temps de choisir et de m'éprouver : il ne s'agit, pour éviter toute surprise, que de me former une idée bien claire et bien précise de l'amour. J'ai lu que l'amour est une passion qui de deux âmes n'en fait qu'une, qui les pénètre en même temps et les remplit l'une de l'autre, qui les détache de tout, qui leur tient lieu de tout, et qui fait de leur bonheur mutuel leur soin et leur désir unique. Tel est l'amour, sans doute; et d'après ces idées, il me sera bien aisé de distinguer, en moimême et dans les autres, l'illusion de la réalité.

Sa première épreuve se fit sur un jeune magistrat avec qui le partage de la succession de son époux l'avait mise en relation. Le président de Sovrane, avec une figure aimable, un esprit cultivé, un caractère doux et sensible, était simple dans sa parure, naturel dans son maintien, modeste dans ses propos. Il ne se piquait d'être connaisseur ni en équipages, ni en pompons. Il ne parlait point de ses chevaux aux femmes, ni de ses bonnes fortunes aux hommes. Il avait tous les talens de son état sans ostentation, et tous les agrémens d'un homme du monde sans ridicule. Il était le même au palais et dans la société : non qu'il opinât dans un souper, ni qu'il plaisantât à l'audience; mais comme il n'affectait rien, il n'était jamais déguisé.

Bélise fut touchée d'un mérite si rare. Il avait gagné sa confiance; il obtint son amitié : et sous ce nom le cœur va bien loin. La succession du mari de Bélise étant réglée : Me serait-il permis, dit un jour le président à la veuve, de vous demander une confidence? Vous proposez-vous de demeurer libre, ou le sacrifice de votre liberté fera-t-il encore un heureux? Non, monsieur, lui ditelle, j'ai trop de délicatesse pour faire jamais un devoir à personne de ne vivre que pour moi. Ce devoir serait bien doux, re

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