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l'avez avoué. Je ne puis vous le reprocher ni m'en plaindre; mais conyenez que je ne suis pas heureux. Il n'y a peut-être qu'une femme dans Athènes qui ait de l'amour pour son mari; et c'est précisément de cette femme que je deviens éperdu. En vérité, vous êtes bien fou pour le disciple d'un sage! lui dit Rodope en souriant. Il répliqua le plus sérieusement du monde; elle repartit en badinant; il lui prit la main, elle se fàcha; il baisa cette main, elle voulut se lever; il la retint, elle rougit; et la tête tourna aux deux philosophes.

Il n'est pas besoin de dire combien Rodope fut désolée, ni comment elle se consola : tout cela se suppose aisément dans une femme vertueuse et passionnée.

Elle tremblait surtout pour l'honneur et le repos de son mari. Alcibiade lui fit le serment d'un secret inviolable; mais la malice du public le dispensa d'être indiscret. On savait bien qu'il n'était pas homme à parler sans cesse de philosophie à une femme aimable. Ses assiduités donnèrent des soupçons : les soupçons, dans le monde, valent des certitudes. Il fut décidé qu'Alcibiade avait Rodope. Le bruit en vint aux oreilles de l'époux. Il n'avait garde d'y ajouter foi; mais son honneur et celui de sa femme exigeaient qu'elle se mît au-dessus du soupçon. Il lui parla de la nécessité d'éloigner Alcibiade, avec tant de douceur, de raison, et de con-fiance, qu'elle n'eut pas même la force de répliquer. Rien de plus accablant pour une âme sensible et naturellement vertueuse que de recevoir des marques d'estime qu'elle ne mérite plus.

Rodope, dès ce moment, résolut de ne plus voir Alcibiade; et plus elle sentait pour lui de faiblesse, plus elle lui montra de fermeté dans la résolution qu'elle avait prise de rompre avec lui sans retour. Il eut beau la combattre avec toute son éloquence. J'ai pu me laisser persuader, lui dit-elle, que les torts secrets qu'on avait avec un mari n'étaient rien; mais les seules apparences sont des torts réels, dès qu'elles attaquent son honneur, ou qu'elles troublent son repos. Je ne suis pas obligée à aimer mon époux, je veux le croire; mais le rendre heureux autant qu'il dépend de moi, est un devoir indispensable. Ainsi, madame, vous préférez son bonheur au mien? - Je préfère, lui dit-elle, mes engagemens à mes inclinations : ce mot échappé sera ma dernière faiblesse. Et je me croyais aimé! s'écria Alcibiade avec dépit. Adieu, madame : je vois bien que je n'ai dû mon bonheur qu'au caprice d'un moment. Voilà de nos honnêtes femmes, poursuivit-il : quand elles nous prennent, c'est excès d'amour; quand elles nous quittent, c'est effort de vertu; et dans le fond, cet amour et cette vertu ne sont qu'une fantaisie qui leur vient, ou qui leur passe. J'ai mérité

tous ces outrages, dit Rodope en fondant en larmes. Une femme qui ne s'est pas respectée, ne doit pas s'attendre à l'être. Il est bien juste que nos faiblesses nous attirent des mépris.

Alcibiade, après tant d'épreuves, était bien convaincu qu'il ne fallait plus compter sur les femmes; mais il n'était pas assez sûr de lui-même pour s'exposer à de nouveaux dangers; et, tout résolu qu'il était à ne plus aimer, il sentait confusément le besoin d'ai

mer encore.

Dans cette inquiétude secrète, comme il se promenait un jour sur le bord de la mer, il vit venir à lui une femme que sa démarche et sa beauté lui auraient fait prendre pour une déesse, s'il ne l'eût pas reconnue pour la courtisane Erigone. Il voulait s'éloigner; elle l'aborda. Alcibiade, lui dit-elle, la philosophie te rendra fou. Dis-moi, mon enfant, est-ce à ton âge qu'il faut s'ensevelir tout vivant dans ses idées creuses et tristes? Crois-moi, sois heureux l'on a toujours le temps d'être sage. Je n'aspire à être sage, lui dit-il, que dans le dessein d'être heureux. La belle route pour arriver au bonheur! Crois-tu que je me consume, moi, dans l'étude de la sagesse, et cependant est-il d'honnête femme plus contente de son sort? Ce Socrate t'a gâté, c'est dommage; mais il y a de la ressource, si tu veux prendre de mes leçons. Depuis long-temps j'ai des desseins sur toi je suis jeune, belle et sensible, et je crois valoir, sans vanité, un philosophe à longue barbe. Ils enseignent à se priver; triste science! Viens à mon école; je t'apprendrai à jouir. Je ne l'ai que trop bien appris à mes dépens, lui dit Alcibiade: le faste et les plaisirs m'ont ruiné. Je ne suis plus cet homme opulent et magnifique, que ses folies ont rendu si célèbre; et je ne me soutiens aujourd'hui qu'aux dépens de mes créanciers. Bon! est-ce là ce qui te chagrine? Console-toi : j'ai de l'or, des pierreries à foison; et les folies des autres serviront à réparer les tiennes. Vous me flattez beaucoup, lui répondit Alcibiade, par des offres si obligeantes; mais je n'en abuserai point. —Que veux-tu dire avec ta délicatesse ? l'amour ne rend-il pas tout commun? d'ailleurs, qui s'imaginera que tu me doives quelque chose? tu n'es pas assez fat pour t'en vanter, et j'ai trop de vanité pour le publier moi-même. - Je vous avoue que vous me surprenez; car enfin vous avez la réputation d'être Avare! oui, sans doute, avec ceux que je n'aime pas, pour être prodigue avec celui que j'aime. Mes diamans me sont bien chers, mais tu m'es plus cher encore; et s'il le faut, tu n'as qu'à parler, demain je te les sacrifie. Votre générosité, reprit Alcibiade, me confond et me pénètre : je vous donnerais le plaisir de l'exercer, si je pouvais du moins la reconnaître en jeune homme; mais je ne dois pas vous dissimuler que l'usage immo

avare.

déré des plaisirs n'a pas seulement ruiné ma fortune : j'ai trouvé le secret de vieillir avant l'âge. Je le crois bien, reprit Erigone en souriant: tu as connu tant d'honnêtes femmes ! Mais je vais bien plus te surprendre un sentiment vif et délicat est tout ce que j'attends de toi, et si ton cœur n'est pas ruiné, tu as encore de quoi me suffire. Vous plaisantez, dit Alcibiade. Point du tout.. Si je prenais un Hercule pour amant, je voudrais qu'il fût un Hercule; mais je veux qu'Alcibiade m'aime en Alcibiade, avec toute la délicatesse de cette volupté tranquille dont la source est dans le cœur. Si du côté des sens tu me ménages quelque surprise, à la bonne heure: je te permets tout, et je n'exige rien. En vérité, dit Alcibiade, je demeure aussi enchanté que surpris; et sans l'inquiétude et la jalousie que me causeraient mes rivaux....

Des rivaux ! tu n'en auras que de malheureux, je t'en donne ma parole. Tiens, mon ami, les femmes ne changent que par coquetterie ou par curiosité, et tu sens bien que chez moi l'une et l'autre sont épuisées. Si je ne connaissais point les hommes, la parole que je te donne serait un peu hasardée; mais en te les sacrifiant, je sais bien ce que je fais. Après tout, il y a un bon moyen de te tranquilliser: tu as une campagne assez loin d'Athènes, où les importuns ne viendront pas nous troubler. Te senstu capable d'y soutenir le tête-à-tête? Nous partirons quand tu voudras. Non, lui dit-il, mon devoir me retient pour quelque temps à la ville. Mais si nous nous arrangeons ensemble, devonsnous nous afficher? Tu en es le maître : si tu veux m'avouer, je te proclamerai; si tu veux du mystère, je serai plus discrète et plus réservée qu'une prude. Comme je ne dépends de personne, et que je ne t'aime que pour toi, je ne crains ni ne désire d'attirer les yeux du public. Ne te gêne point, consulte ton cœur; et si je te conviens, mon souper nous attend. Allons prendre à témoin de nos sermens les dieux du plaisir et de la joie. Alcibiade prit la main d'Erigone, et la baisant avec transport: Enfin, dit-il, j'ai trouvé de l'amour; et c'est d'aujourd'hui que mon bonheur com

mence.

Ils arrivent chez la courtisane. Tout ce que le goût peut inventer de délicat et d'exquis pour flatter tous les sens à la fois, semblait concourir, dans ce souper délicieux, à l'enchantement d'Alcibiade : c'était dans un salon pareil que Vénus recevait Adonis, lorsque les Amours leur versaient le nectar, et que les Grâces leur servaient l'ambroisie. Quand j'ai pris, dit Erigone, le nom d'une des maîtresses de Bacchus, je ne me flattais pas de posséder un jour un mortel plus beau que le vainqueur de l'Inde. Que dis-je, un mortel? C'est Bacchus, Apollon et l'Amour que je possède; et je suis dans ce moment l'heureuse rivale d'Erigone,

de Calliope et de Psyché. Je vous couronne donc, ô mon jeune dieu, de pampre, de laurier et de myrte puissé-je rassembler à vos yeux tous les attraits qu'ont adorés les Immortels dont vous réunissez les charmes! Alcibiade, enivré d'amourpropre et d'amour, déploya tous ses talens enchanteurs qui séduisaient la sagesse même. Il chanta son triomphe sur la lyre. Il compara son bonheur à celui des dieux, et il se trouva plus heureux, comme on le trouvait plus aimable.

Après le souper, il fut conduit dans un appartement voisin, mais séparé de celui d'Erigone. Reposez-vous, mon cher Alcibiade, lui dit-elle en le quittant; puisse l'amour ne vous occuper que de moi dans vos songes! Daignez du moins me le faire croire; et si quelque autre objet vient s'offrir à votre pensée, épargnez ma délicatesse; et, par un mensonge complaisant, réparez le tort involontaire que vous aurez eu pendant le sommeil. Eh quoi, lui répondit tendrement Alcibiade, me réduirez-vous aux plaisirs de l'illusion! Vous n'aurez jamais avec moi d'autres lois que vos désirs. A ces mots, elle se retira en chantant.

Alcibiade transporté s'écria : O pudeur! ô vertu ! qu'êtes-vous donc, si dans un cœur où vous n'habitez point se trouve l'amour pur et chaste, l'amour tel qu'il descendit des cieux pour animer l'homme encore innocent, et pour embellir la nature? Dans cet excès d'admiration et de joie, il se lève, et il va surprendre Erigone.

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Erigone le reçut avec un souris. Sensible sans emportemens son cœur ne semblait enflammé que des désirs d'Alcibiade. Deux mois s'écoulèrent dans cette union délicieuse, sans que la courtisane démentît un seul moment le caractère qu'elle avait pris; mais le jour fatal approchait, qui devait dissiper une illusion şi flatteuse.

Les apprêts des jeux en l'honneur de Neptune faisaient l'entretien de toute la jeunesse d'Athènes. Erigone parla de ces jeux et de la gloire d'y remporter le prix, avec tant de vivacité, qu'elle fit concevoir à son amant le dessein d'entrer dans la carrière, et l'espoir d'y triompher. Mais il voulait lui ménager le plaisir de la surprise.

Le jour que devaient se célébrer les jeux, Alcibiade la quitta pour s'y rendre. Si l'on nous voyait ensemble à ce spectacle, lui dit-il, on ne manquerait pas d'en tirer des conséquences; et nous sommes convenus d'éviter jusqu'au soupçon. Rendons-nous au Cirque chacun de notre côté. Nous nous retrouverons ici après la fête, et je vous demande à souper.

Le peuple s'assemble; on se place. Erigone se présente, elle attire tous les regards. Les jolies femmes la voient avec envie, les laides

avec dépit, les vieillards avec regret, les jeunes gens avec un transport unanime. Cependant les yeux d'Erigone, errans sur cet amphithéâtre immense, ne cherchaient qu'Alcibiade. Tout à coup elle voit paraître devant la barrière les coursiers et le char de son amant elle n'osait en croire ses yeux; mais bientôt un jeune homme, plus beau que l'Amour et plus fier que le dieu Mars, s'élance sur ce char brillant : c'est Alcibiade, c'est lui-même ! Ce nom passe de bouche en bouche; elle n'entend plus autour d'elle que ces mots : C'est Alcibiade, c'est la gloire et l'ornement de la jeunesse athénienne. Erigone en pâlit de joie. Il jeta sur elle un regard qui semblait être un présage de la victoire. Les chars se rangent de front, la barrière s'ouvre, le signal se donne, la terre retentit en cadence sous les pas des coursiers, un nuage de poussière les enveloppe. Erigone ne respire plus. Toute son âme est dans ses yeux, et ses yeux suivent le char de son amant à travers ces flots de poussière. Les chars se séparent, les plus rapides ont l'avantage, celui d'Alcibiade est du nombre. Erigone, tremblante, fait des voeux à Castor, à Pollux, à Hercule, à Apollon; enfin elle voit Alcibiade à la tête, et n'ayant plus qu'un concurrent. C'est alors que la crainte et l'espérance tiennent son âme suspendue. Les roues des deux chars semblent tourner sur le même essieu, et les chevaux semblent conduits par les mêmes rênes. Alcibiade redouble d'ardeur, et le cœur d'Erigone se dilate; son rival force de vitesse, et le cœur d'Erigone se resserre de nouveau chaque alternative lui cause une soudaine révolution. Les deux chars arrivent au terme ; mais le concurrent d'Alcibiade l'a devancé d'un élan. Tout à coup mille cris font retentir les airs du nom de Pisicrate de Samos. Alcibiade, consterné, se retire sur son char, la tête penchée et les rênes flottantes, évitant de repasser du côté du Cirque, où Erigone, accablée de confusion, s'était couvert le visage de son voile. Il lui semblait que tous les yeux attachés sur elle, lui reprochaient d'aimer un homme qui venait d'être vaincu. Cependant un murmure général se fait entendre autour d'elle; elle veut voir ce qui l'excite : c'est Pisicrate qui ramène son char du côté où elle est placée. Nouveau sujet de confusion et de douleur. Mais quelle est sa surprise, lorsque ce char s'arrêtant à ses pieds, elle en voit descendre le vainqueur, qui vient lui présenter la couronne triomphale! Je vous la dois, lui dit-il, madame, et je viens vous en faire hommage. Qu'on imagine, s'il est possible, tous les mouvemens dont l'âme d'Erigone fut agitée à ce discours; mais l'amour y dominait encore. Vous ne me devez rien, dit-elle à Pisicrate en rougissant, mes vœux, pardonnez ma franchise, mes vœux n'ont pas été pour vous. Ce n'en est pas moins, répliqua-t-il,

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