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sous plus d'un rapport, la considérer comme son ouvrage. Le 24 août 1814, la nation genevoise accepta, à une immense majorité des suffrages, un édit constitutionnel, maintenant en pleine vigueur (*), et dont on paroît ressentir chaque jour davantage le bienfait. Plus de distinction de classes; tous les Genevois, habitant la ville ou son territoire, sont égaux en droits politiques et civils, avec la seule restriction admise dans la Charte françoise pour l'exercice des premiers dans les assemblées électorales, le paiement d'une somme fixe en contributions directes. D'ailleurs, les principes de la même Charte se retrouvent dans la charte genevoise, relativement à la distinction des trois pouvoirs et leur dépendance réciproque, à l'aptitude de tous les citoyens pour parvenir aux emplois, à la liberté de la presse, à la tolérance religieuse. En un mot, dans cette heureuse cité, qui proportionnellement offre, réunis dans son sein, plus de foyers de lumières, plus d'hommes d'un éminent mérite, plus de moyens de bonheur de toute espèce qu'en aucun lieu du monde, tout assure aux citoyens une existence sociale telle, que la théorie, même la plus sévère en libéralité, ne semble guère pouvoir en faire naître une plus propre à un corps politique. Puissent tous les membres de celui-ci, fidèles au sacrifice fait par eux à la religion et la patrie, et consacré dans leur acte constitutionnel, surtout peu jaloux d'un agrandissement de territoire qu'une loi éventuelle, accolée à cet acte, fait voir avec regret, mis par eux dans l'ordre des possibles, même des vraisemblances, sentir constamment tout le bonheur de cette existence, et se rappeler aussi avec reconnoissance l'illustre et malheureux écrivain qui leur a certainement ouvert au moins les voies pour y parvenir !

LETTRES

ÉCRITES

DE LA MONTAGNE.

AVERTISSEMENT.

C'est revenir tard, je le sens, sur un sujet trop rebattu, et déja presque oublié. Mon état, qui ne permet plus aucun travail suivi, mon aversion pour le genre polémique, ont causé ma lenteur à écrire et ma répugnance à publier. J'aurois même tout-à-fait supprimé ces Lettres, ou plulôt je ne les aurois point écrites, s'il n'eût été question que de moi; mais ma patrie ne m'est pas tellement devenue étrangère, que je puisse voir tranquillement opprimer ses citoyens, surtout lorsqu'ils n'ont compromis leur droit qu'en défendant (*) Il a reçu depuis quelques modifications, mais qui ne sont d'aucune importance.

ma cause. Je serois le dernier des hommes, si, dans une telle occasion, j'écoutois un sentiment qui n'est plus ni douceur ni patience, mais foiblesse et lâcheté, dans celui qu'il empêche de remplir son devoir.

Rien de moins important pour le public, j'en conviens, que la matière de ces Lettres. La constitution d'une petite république, le sort d'un petit particulier, l'exposé de quelques injustices, la réfutation de quelques sophismes; tout cela n'a rien en soi d'assez considérable pour mériter beaucoup de lecteurs : mais si mes sujets sont petits, mes objets sont grands, et dignes de l'attention de tout honnête homme. Laissons Genève à sa place, et Rousseau dans sa dépression; mais la religion, mais la liberté, la justice! voilà, qui que vous soyez, ce qui n'est pas au-dessous de vous.

Qu'on ne cherche pas même ici dans le style le dédommagement de l'aridité de la matière. Ceux que quelques traits heureux de ma plume ont si fort irrités trouveront de quoi s'apaiser dans ces Lettres. L'honneur de défendre un opprimé eût enflammé mon cœur si j'avois parlé pour un autre : réduit au triste emploi de me défendre moi-même, j'ai dû me borner à raisonner; m'échauffer eût été m'avilir. J'aurai donc trouvé grace en ce point devant ceux qui s'imaginent qu'il est essentiel à la vérité d'être dite froidement; opinion que pourtant j'ai peine à comprendre. Lorsqu'une vive persuasion nous anime, le moyen d'employer un langage glacé? Quand Archimède, tout transporté, couroit nu dans les rues de Syracuse, en avoit-il moins trouvé la vérité, parce qu'il se passionnoit pour elle? Tout au contraire, celui qui la sent ne peut s'abstenir de l'adorer ; celui qui demeure froid ne l'a pas vue.

Quoi qu'il en soit, je prie les lecteurs de vouloir bien mettre à part mon beau style, et d'examiner seulement si je raisonne bien ou mal; car enfin, de cela seul qu'un auteur s'exprime en bons termes, je ne vois pas comment il peut s'ensuivre que cet auteur ne sait ce qu'il dit.

PREMIÈRE PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE.

État de la question par rapport à l'auteur. Si elle est de la compétence des tribunaux civils. Manière injuste de la résoudre.

Non, monsieur, je ne vous blâme point de ne vous être pas joint aux représentants pour soutenir ma cause. Loin d'avoir approuvé moi-même cette démarche, je m'y suis opposé de tout mon pouvoir, et mes parents s'en sont retirés à ma sollicitation. L'on s'est tu quand il falloit parler; on a parlé quand il ne restoit qu'à se taire. Je prévis l'inutilité des représentations, j'en pressentis les conséquences; je jugeai que leurs suites inévitables troubleroient le repos public, ou changeroient la constitution de l'état. L'évé

nement a trop justifié mes craintes. Vous voilà réduit à l'alternative qui m'effrayoit. La crise où vous êtes exige une autre délibération dont je ne suis plus l'objet. Sur ce qui a été fait vous demandez ce que vous devez faire : vous considérez que l'effet de ces démarches, étant relatif au corps de la bourgeoisie, ne retombera pas moins sur ceux qui s'en sont abstenus que sur ceux qui les ont faites. Ainsi, quels qu'aient été d'abord les divers avis, l'intérêt commun doit ici tout réunir. Vos droits réclamés et attaqués ne peuvent plus demeurer en doute; il faut qu'ils soient reconnus ou anéantis, et c'est leur évidence qui les met en péril. Il ne falloit pas approcher le flambeau durant l'orage; mais aujourd'hui le feu est à la maison.

Quoiqu'il ne s'agisse plus de mes intérêts, mon honneur me rend toujours partie dans cette affaire; vous le savez, et vous me consultez toutefois comme un homme neutre ; vous supposez que le préjugé ne m'aveuglera point, et que la passion ne me rendra point injuste je l'espère aussi; mais, dans des circonstances si délicates, qui peut répondre de soi? Je sens qu'il m'est impossible de m'oublier dans une querelle dont je suis le sujet, et qui a mes malheurs pour première cause. Que ferai-je donc, monsieur, pour répondre à votre confiance et justifier votre estime autant qu'il est en moi? Le voici. Dans la juste défiance de moi-même, je vous dirai moins mon avis que mes raisons : vous les pèserez, vous comparerez, et vous choisirez. Faites plus, défiez-vous toujours, non de mes intentions, Dieu le sait, elles sont pures, mais de mon jugement. L'homme le plus juste, quand il est ulcéré, voit rarement les choses comme elles sont. Je ne veux sûrement pas vous tromper; mais je puis me tromper ; je le pourrois en toute autre chose, et cela doit arriver ici plus probablement. Tenezvous donc sur vos gardes, et quand je n'aurai pas dix fois raison, ne me l'accordez pas une.

Voilà, monsieur, la précaution que vous devez prendre, et voici celle que je veux prendre à mon tour. Je commencerai par vous parler de moi, de mes griefs, des durs procédés de vos magistrats: quand cela sera fait et que j'aurai bien soulagé mon cœur, je m'oublierai moi-même; je vous parlerai de vous, de votre situation, c'est-à-dire de la république ; et je ne crois pas trop présumer de moi, si j'espère, au moyen de cet arrangement, traiter avec équité la question que vous me faites.

J'ai été outragé d'une manière d'autant plus cruelle, que je me

flattois d'avoir bien mérité de la patrie. Si ma conduite eût eu besoin de grace, je pouvois raisonnablement espérer de l'obtenir. Cependant, avec un empressement sans exemple, sans avertissement, sans citation, sans examen, on s'est hâté de flétrir mes livres; on a fait plus : sans égard pour mes malheurs, pour mes maux, pour mon état, on a décrété ma personne avec la même précipitation; l'on ne m'a pas même épargné les termes qu'on emploie pour les malfaiteurs. Ces messieurs n'ont pas été indulgents; ont-ils du moins été justes? C'est ce que je veux rechercher avec vous. Ne vous effrayez pas, je vous prie, de l'étendue que je suis forcé de donner à ces Lettres. Dans la multitude de questions qui se présentent, je voudrois être sobre en paroles; mais, monsieur, quoi qu'on puisse faire, il en faut pour raisonner.

Rassemblons d'abord les motifs qu'ils ont donnés de cette procédure, non dans le réquisitoire, non dans l'arrêt, porté dans le secret, et resté dans les ténèbres ('), mais dans les réponses du conseil aux représentations des citoyens et bourgeois, ou plutôt dans les Lettres écrites de la campagne, ouvrage qui leur sert de manifeste, et dans lequel seul ils daignent raisonner avec vous.

« Mes livres sont, disent-ils, impies, scandaleux, téméraires, << pleins de blasphèmes et de calomnies contre la religion. Sous « l'apparence des doutes, l'auteur y a rassemblé tout ce qui peut « tendre à saper, ébranler et détruire les principaux fondements « de la religion chrétienne révélée.

«Ils attaquent tous les gouvernements.

« Ces livres sont d'autant plus dangereux et répréhensibles, « qu'ils sont écrits en françois du style le plus séducteur, qu'ils ❝ paroissent sous le nom et la qualification d'un citoyen de Genève, << et que, selon l'intention de l'auteur, l'Émile doit servir de guide « aux pères, aux mères, aux précepteurs.

<< En jugeant ces livres, il n'a pas été possible au conseil de (') Ma famille demanda par requête communication de cet arrêt. Voici la réponse :

« Du 25 juin 1762.

◄ En conseil ordinaire, vu la présente requête, arrêté qu'il n'y a lieu d'accorder aux suppliants les fins d'icelle.

« LULLIN. »

L'arrêt du parlement de Paris fut imprimé aussitôt que rendu. Imaginez ce que c'est qu'un état libre ou l'on tient cachés de pareils décrets contre l'honneur et la liberté des citoyens,

« ne jeter aucun regard sur celui qui en étoit présumé l'auteur. » Au reste, le décret porté contre moi n'est, continuent-ils, « ni « un jugement, ni une sentence, mais un simple appointement « provisoire, qui laissoit dans leur entier mes exceptions et dé«fenses, et qui, dans le cas prévu, servoit de préparatoire à la a procédure prescrite par les édits et par l'ordonnance ecclésias« tique. »

A cela les représentants, sans entrer dans l'examen de la doctrine, objectèrent : «que le conseil avoit jugé sans formalités préli<< minaires; que l'article LXXXVIII de l'ordonnance ecclésiastique • avoit été violé dans ce jugement; que la procédure faite en 1562 « contre Jean Morelli à forme de cet article en montroit claire<< ment l'usage, et donnoit par cet exemple une jurisprudence « qu'on n'auroit pas dû mépriser; que cette nouvelle manière de a procéder étoit même contraire à la règle du droit naturel ad❝ mise chez tous les peuples, laquelle exige que nul ne soit con« damné sans avoir été entendu dans ses défenses; qu'on ne peut « flétrir un ouvrage sans flétrir en même temps l'auteur dont il « porte le nom; qu'on ne voit pas quelles exceptions et défenses il << reste à un homme déclaré impie, téméraire, scandaleux dans « ses écrits, et après la sentence rendue et exécutée contre ces • mêmes écrits, puisque les choses n'étant point susceptibles d'in« famie, celle qui résulte de la combustion d'un livre par la « main du bourreau rejaillit nécessairement sur l'auteur: d'où il « suit qu'on n'a pu enlever à un citoyen le bien le plus précieux, ⚫ l'honneur; qu'on ne pouvoit détruire sa réputation, son état, « sans commencer par l'entendre; que les ouvrages condamnés « et flétris méritoient du moins autant de support et de tolérance « que divers autres écrits où l'on fait de cruelles satires sur la re«ligion, et qui ont été répandus et même imprimés dans la ville; « qu'enfin par rapport aux gouvernements, il a toujours été per« mis dans Genève de raisonner librement sur cette matière gé«nérale ; qu'on n'y défend aucun livre qui en traite; qu'on n'y « flétrit aucun auteur pour en avoir traité, quel que soit son sen« timent; et que, loin d'attaquer le gouvernement de la républi« que en particulier, je.ne laisse échapper aucune occasion d'en « faire l'éloge. »

A ces objections il fut répliqué de la part du conseil, « que ce « n'est point manquer à la règle qui veut que nul ne soit condamné « sans l'entendre, que de condamner un livre après en avoir pris

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