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Cléomène Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par la même voie, et le pouvoir excessif des tribuns, usurpé par degrés, servit enfin, à l'aide des lois faites pour la liberté, de sauvegarde aux empereurs qui la détruisirent. Quant au conseil des dix à Venise, c'est un tribunal de sang, horrible également aux patriciens et au peuple, et qui, loin de protéger hautement les lois, ne sert plus, après leur avilissement, qu'à porter dans les ténèbres des coups qu'on n'ose apercevoir.

Le tribunat s'affoiblit, comme le gouvernement, par la multiplication de ses membres. Quand les tribuns du peuple romain, d'abord au nombre de deux, puis de cinq, voulurent doubler ce nombre, le sénat les laissa faire, bien sûr de contenir les uns par les autres; ce qui ne manqua pas d'arriver.

Le meilleur moyen de prévenir les usurpations d'un si redoutable corps, moyen dont nul gouvernement ne s'est avisé jus qu'ici, seroit de ne pas rendre ce corps permanent, mais de régler des intervalles durant lesquels il resteroit supprimé. Ces intervalles, qui ne doivent pas être assez grands pour laisser aux abus le temps de s'affermir, peuvent être fixés par la loi, de manière qu'il soit aisé de les abréger au besoin par des commissions extraordinaires.

Ce moyen me paroît sans inconvénient, parceque, comme je l'ai dit, le tribunat, ne faisant point partie de la constitution, peut être ôté sans qu'elle en souffre; et il me paroît efficace, parcequ'un magistrat nouvellement rétabli ne part point du pouvoir qu'avoit son prédécesseur, mais de celui que la loi lui donne.

CHAPITRE VI.

De la dictature.

L'inflexibilité des lois, qui les empêche de se plier aux événements, peut, en certains cas, les rendre pernicieuses, et causer par elles la perte de l'état dans sa crise L'ordre et la lenteur des formes demandent un espace de temps que les circonstances refusent quelquefois. Il peut se présenter mille cas auxquels le législateur n'a point pourvu; et c'est une prévoyance très nécessairede sentir qu'on ne peut tout prévoir.

Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions politiques jusqu'à s'ôter le pouvoir d'en suspendre l'effet. Sparte elle-même a laissé dormir ses lois.

Mais il n'y a que les plus grands dangers qui puissent balancer celui d'altérer l'ordre public, et l'on ne doit jamais arrêter le pouvoir sacré des lois que quand il s'agit du salut de la patrie. Dans ces cas rares et manifestes, on pourvoit à la sûreté publique par un acte particulier qui en remet la charge au plus digne. Cette commission peut se donner de deux manières, selon l'espèce du danger.

Si, pour y remédier, il suffit d'augmenter l'activité du gouvernement, on le concentre dans un ou deux de ses membres : ainsi ce n'est pas l'autorité des lois qu'on altère, mais seulement la forme de leur administration. Que si le péril est tel que l'appareil des lois soit un obstacle à s'en garantir, alors on nomme un chef suprême, qui fasse taire toutes les lois et suspende un moment l'autorité souveraine. En pareil cas la volonté générale n'est pas douteuse, et il est évident que la première intention du peuple est que l'état ne périsse pas. De cette manière la suspension de l'autorité législative ne l'abolit point: le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler; il la domine sans pouvoir la représenter; il peut tout faire, excepté des lois.

Le premier moyen s'employoit par le sénat romain quand il chargeoit les consuls, par une formule consacrée, de pourvoir au salut de la république. Le second avoit lieu quand un des deux consuls nommoit un dictateur ('); usage dont Albe avoit donné l'exemple à Rome.

Dans les commencements de la république, on eut très souvent recours à la dictature, parceque l'état n'avoit pas encore une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir par la seule force de sa constitution.

Les mœurs rendant alors superflues bien des précautions qui eussent été nécessaires dans un autre temps, on ne craignoit ni qu'un dictateur abusât de son autorité, ni qu'il tentat de la garder au-delà du terme. Il sembloit au contraire qu'un si grand pouvoir fût à charge à celui qui en étoit revêtu, tant il se hâtoit de s'en défaire, comme si c'eût été un poste trop pénible et trop périlleux de tenir la place des lois.

Aussi n'est-ce pas le danger de l'abus, mais celui de l'avilissement, qui me fait blâmer l'usage indiscret de cette suprême magistrature dans les premiers temps; car tandis qu'on la prodiguoit

(1) Cette nomination se faisoit de nuit et en secret, comme si l'on avoit eu honte de mettre un homme au-dessus des lois.

à des élections, à des dédicaces, à des choses de pure formalité, il étoit à craindre qu'elle ne devînt moins redoutable au besoin, et qu'on ne s'accoutumât à regarder comme un vain titre celui qu'on n'employoit qu'à de vaines cérémonies.

Vers la fin de la république, les Romains, devenus plus circonspects, ménagèrent la dictature avec aussi peu de raison qu'ils l'avoient prodiguée autrefois. Il étoit aisé de voir que leur crainte étoit mal fondée; que la foiblesse de la capitale faisoit alors sa súreté contre les magistrats qu'elle avoit dans son sein; qu'un dictateur pouvoit, en certains cas, défendre la liberté publique sans jamais y pouvoir attenter; et que les fers de Rome ne seroient point forgés dans Rome même, mais dans ses armées. Le peu de résistance que firent Marius à Sylla, et Pompée à César, montra bien ce qu'on pouvoit attendre de l'autorité du dedans contre la force du dehors.

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Cette erreur leur fit faire de grandes fautes: telle, par exemple, fut celle de n'avoir pas nommé un dictateur dans l'affaire de Catilina; car, comme il n'étoit question que du dedans de la ville, et, tout au plus, de quelque province d'Italie, avec l'autorité sans bornes que les lois donnoient au dictateur, il eût facilement dissipé la conjuration, qui ne fut étouffée que par un concours d'heureux hasards que jamais la prudence humaine ne devoit attendre.

Au lieu de cela, le sénat se contenta de remettre tout son pouvoir aux consuls: d'où il arriva que Cicéron, pour agir efficacement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point capital, et que, si les premiers transports de joie firent approuver sa conduite, ce fut avec justice que, dans la suite, on lui demanda compte du sang des citoyens versé contre les lois, reproche qu'on n'eût pu faire à un dictateur. Mais l'éloquence du consul entraîna tout; et lui-même, quoique Romain, aimant mieux sa gloire que sa patrie, ne cherchoit pas tant le moyen le plus légitime et le plus sûr de sauver l'état, que celui d'avoir tout l'honneur de cette affaire ('). Aussi fut-il honoré justement comme libérateur de Rome, et justement puni comme infracteur des lois. Quelque brillant qu'ait été son rappel, il est certain que ce fut une grace.

Au reste, de quelque manière que cette importante commission soit conférée, il importe d'en fixer la durée à un terme très court,

(1) C'est ce dont il ne pouvoit se répondre en proposant un dictateur, n'osant se nommer lui-même, et ne pouvant s'assurer que son collègue le nommeroit.

qui jamais ne puisse être prolongé. Dans les crises qui la font établir, l'état est bientôt détruit ou sauvé; et, passé le besoin pressant, la dictature devient tyrannique ou vaine. A Rome, les dictateurs ne l'étant que pour six mois, la plupart abdiquèrent avant ce terme. Si le terme eût été plus long, peut-être eussentils été tentés de le prolonger encore, comme firent les décemvirs celui d'une année. Le dictateur n'avoit que le temps de pourvoir au besoin qui l'avoit fait élire; il n'avoit pas celui de songer à d'autres projets.

CHAPITRE VII.

De la censure.

De même que la déclaration de la volonté générale se fait par la loi, la déclaration du jugement public se fait par la censure. L'opinion publique est l'espèce de loi dont le censeur est le ministre, et qu'il ne fait qu'appliquer aux cas particuliers, à l'exemple du prince.

Loin donc que le tribunal censorial soit l'arbitre de l'opinion du peuple, il n'en est que le déclarateur; et sitôt qu'il s'en écarte, ses décisions sont vaines et sans effet.

Il est inutile de distinguer les mœurs d'une nation des objets de son estime; car tout cela tient au même principe et se confond nécessairement. Chez tous les peuples du monde, ce n'est point la nature, mais l'opinion, qui décide du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des hommes, et leurs mœurs s'épureront d'elles-mêmes. On aime toujours ce qui est beau ou ce qu'on trouve tel; mais c'est sur ce jugement qu'on se trompe c'est donc ce jugement qu'il s'agit de régler. Qui juge des mœurs juge de l'honneur; et qui juge de l'honneur prend sa loi de l'opinion.

Les opinions d'un peuple naissent de sa constitution. Quoique la loi ne règle pas les mœurs, c'est la législation qui les fait naître quand la législation s'affoiblit, les mœurs dégénèrent: mais alors le jugement des censeurs ne fera pas ce que la force des lois n'aura pas fait.

Il suit de là que la censure peut être utile pour conserver les mœurs, jamais pour les rétablir. Etablissez des censeurs durant la vigueur des lois; sitôt qu'elles l'ont perdue, tout est désespéré ; rien de légitime n'a plus de force lorsque les lois n'en ont plus.

La censure maintient les mœurs en empêchant les opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages applica

tions, quelquefois même en les fixant lorsqu'elles sont encore incertaines. L'usage des seconds dans les duels, porté jusqu'à la fureur dans le royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots d'un édit du roi : Quant à ceux qui ont la lâcheté d'appeler des seconds. Ce jugement, prévenant celui du public, le détermina tout d'un coup. Mais quand les mêmes édits voulurent prononcer que c'étoit aussi une lâcheté de se battre en duel ( ce qui est très vrai, mais contraire à l'opinion commune), le public se moqua de cette décision, sur laquelle son jugement étoit déja porté.

J'ai dit ailleurs (') que l'opinion publique n'étant point soumise à la contrainte, il n'en falloit aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter. On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort, entièrement perdu chez les modernes, étoit mis en œuvre chez les Romains, et mieux chez les Lacédémoniens.

Un homme de mauvaises mœurs ayant ouvert un bon avis dans le conseil de Sparte, les éphores, sans en tenir compte, firent proposer le même avis par un citoyen vertueux (*). Quel honneur pour l'un, quelle note pour l'autre, sans avoir donné ni louange ni blâme à aucun des deux ! Certains ivrognes de Samos (2) souillèrent le tribunal des éphores: le lendemain, par édit public, il fut permis aux Samiens d'être des vilains. Un vrai châtiment eût été moins sévère qu'une pareille impunité. Quand Sparte a prononcé sur ce qui est ou n'est pas honnête, la Grèce n'appelle pas de ses jugements.

CHAPITRE VIII.

De la religion civile (**).

Les hommes n'eurent point d'abord d'autres rois que les dieux, ni d'autre gouvernement que le théocratique. Ils firent le raisonnement de Caligula; et alors ils raisonnoient juste. Il faut une

(1) Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre ce que j'ai traité plus au long dans la lettre à M. d'Alembert.

(*) Plutarque, Dicts notables des Lacedemoniens, § 69. Le même trait est rapporté par Montaigne, liv. 11, chap. 31.

(2) Ils étoient d'une autre île, que la délicatesse de notre langue défend de nommer dans cette occasion (*).

(**) L'idée fondamentale de ce chapitre est présentée de nouveau, expliquée et développée dans les Lettres de la Montagne, partie 1, lettre première.

Voyez aussi sur ce même chapitre la lettre à M. Ustéri du 13 juillet 1763.

(") On conçoit difficilement comment le nom d'une île peut blesser la délicatesse de notre langue. Pour entendre ceci, il faut savoir que Rousseau a pris ce trait dans Plutarque ( Dicts nolables des Lacédémoniens), qui le raconte dans toute sa turpitude, et l'attribue aux habitants de Chio. Rousseau, en ne nommant pas cette île, a voulu éviter l'application d'un mauvais jeu de

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