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dont je viens de parler. Mais, à moins qu'en Perse les intendants, directeurs, commis et garde-magasins ne soient une autre espèce de gens que partout ailleurs, j'ai peine à croire qu'il arrive jusqu'au roi la moindre chose de tous ces produits, que les blés ne se gåtent pas dans tous les greniers, et que le feu ne consume pas la plupart des magasins.

Le second inconvénient vient d'un avantage apparent, qui laisse aggraver les maux avant qu'on les aperçoive : c'est que le blé est une denrée que les impôts ne renchérissent point dans le pays qui la produit, et dont, malgré son absolue nécessité, la quantité diminue sans que le prix en augmente; ce qui fait que beaucoup de gens meurent de faim, quoique le blé continue d'être à bon marché, et que le laboureur reste seul chargé de l'impôt, qu'il n'a pu défalquer sur le prix de la vente. Il faut bien faire attention qu'on ne doit pas raisonner de la taille réelle comme des droits sur toutes les marchandises, qui en font hausser le prix, et sont ainsi payés moins par les marchands que par les acheteurs. Car ces droits, quelque forts qu'ils puissent être, sont pourtant volontaires, et ne sont payés par le marchand qu'à proportion des marchandises qu'il achète; et, comme il n'achète qu'à proportion de son débit, il fait la loi au particulier. Mais le laboureur, qui, soit qu'il vende ou non, est contraint de payer à des termes fixes pour le terrain qu'il cultive, n'est pas le maître d'attendre qu'on mette à sa denrée le prix qu'il lui plaît ; et quand il ne la vendroit pas pour s'entretenir, il seroit forcé de la vendre pour payer la taille; de sorte que c'est quelquefois l'énormité de l'imposition qui maintient la denrée à vil prix.

Remarquez encore que les ressources du commerce et de l'industrie, loin de rendre la taille plus supportable par l'abondance de l'argent, ne la rendent que plus onéreuse. Je n'insisterai point sur une chose très évidente; savoir, que si la plus grande ou moindre quantité d'argent dans un état peut lui donner plus ou moins de crédit au-dehors, elle ne change en aucune manière la fortune réelle des citoyens, et ne les met ni plus ni moins à leur aise. Mais je ferai ces deux remarques importantes : l'une, qu'à moins que l'état n'ait des denrées superflues et que l'abondance de l'argent ne vienne de leur débit chez l'étranger, les villes où se fait le commerce se sentent seules de cette abondance, et que le paysan ne fait qu'en devenir relativement plus pauvre; l'autre, que le prix de toutes choses haussant avec la multiplication de l'argent, il

faut aussi que les impôts haussent à proportion; de sorte que le laboureur se trouve plus chargé sans avoir plus de ressources.

On doit voir que la taille sur les terres est un véritable impôt sur leur produit. Cependant chacun convient que rien n'est si dangereux qu'un impôt sur le blé, payé par l'acheteur: comment ne voit on pas que le mal est cent fois pire quand cet impôt est payé par le cultivateur même ? N'est-ce pas attaquer la substance de l'état jusque dans sa source? n'est-ce pas travailler aussi directement qu'il est possible à dépeupler le pays, et par conséquent à le ruiner à la longue? car il n'y a point pour une nation de pire disette que celle des hommes.

Il n'appartient qu'au véritable homme d'état d'élever ses vues dans l'assiette des impôts plus haut que l'objet des finances, de transformer des charges onéreuses en d'utiles réglements de police, et de faire douter au peuple si de tels établissements n'ont pas eu pour fin le bien de la nation plutôt que le produit des taxes.

Les droits sur l'importation des marchandises étrangères, dont les habitants sont avides sans que le pays en ait besoin, sur l'exportation de celles du crû du pays, dont il n'a pas de trop et dont les étrangers ne peuvent se passer, sur les productions des arts inutiles et trop lucratifs, sur les entrées dans les villes des choses de pur agrément, et en général sur tous les objets de luxe, rempliront tout ce double objet. C'est par de tels impôts, qui soulagent la pauvreté et chargent la richesse, qu'il faut prévenir l'augmentation continuelle de l'inégalité des fortunes, l'asservissement aux riches d'une multitude d'ouvriers et de serviteurs inutiles, la multiplication des gens oisifs dans les villes, et la désertion des campagnes.

Il est important de mettre entre le prix des choses et les droits dont on les charge une telle proportion, que l'avidité des particuliers ne soit point trop portée à la fraude par la grandeur des profits. Il faut encore prévenir la facilité de la contrebande, en préférant les marchandises les moins faciles à cacher. Enfin il convient que l'impôt soit payé par celui qui emploie la chose taxée plutôt que par celui qui la vend, auquel la quantité des droits dont il se trouveroit chargé donneroit plus de tentations et de moyens de les frauder. C'est l'usage constant de la Chine, le pays du monde où les impôts sont les plus forts et les mieux payés : le marchand ne paie rien; l'acheteur seul acquitte le droit, sans qu'il en résulte ni murmures ni séditions, parceque les denrées néces

saires à la vie, telles que le riz et le blé, étant absolument franches, le peuple n'est point foulé, et l'impôt ne tombe que sur les gens aisés. Au reste, toutes ces précautions ne doivent pas tant être dictées par la crainte de la contrebande que par l'attention que doit avoir le gouvernement à garantir les particuliers de la séduction des profits illégitimes, qui, après en avoir fait de mauvais citoyens, ne tarderoit pas d'en faire de malhonnêtes gens.

Qu'on établisse de fortes taxes sur la livrée, sur les équipages, sur les glaces, lustres et ameublements, sur les étoffes et la dorure, sur les cours et jardins des hôtels, sur les spectacles de toute espèce, sur les professions oiseuses, comme baladins, chanteurs, histrions, en un mot sur cette foule d'objets de luxe, d'amusement et d'oisiveté, qui frappent tous les yeux, et qui peuvent d'autant moins se cacher que leur seul usage est de se montrer, et qu'ils seroient inutiles s'ils n'étoient vus. Qu'on ne craigne pas que de tels produits fussent arbitraires, pour n'être fondés que sur des choses qui ne sont pas d'une absolue nécessité: c'est bien mal connoître les hommes que de croire qu'après s'être une fois laissé séduire par le luxe, ils y puissent jamais renoncer; ils renonceroient cent fois plutôt au nécessaire, et aimeroient encore mieux mourir de faim que de honte. L'augmentation de la dépense ne sera qu'une nouvelle raison pour la soutenir, quand la vanité de se montrer opulent fera son profit du prix de la chose et des frais de la taxe. Tant qu'il y aura des riches, ils voudront se distinguer des pauvres; et l'état ne sauroit se former un revenu moins onéreux ni plus assuré que sur cette distinction.

Par la même raison, l'industrie n'auroit rien à souffrir d'un ordre économique qui enrichiroit les finances, ranimeroit l'agriculture en soulageant le laboureur, et rapprocheroit insensiblement toutes les fortunes de cette médiocrité qui fait la véritable force d'un état. Il se pourroit, je l'avoue, que les impôts contribuassent à faire passer plus rapidement quelques modes: mais ce ne seroit jamais que pour en substituer d'autres sur lesquelles l'ouvrier gagneroit sans que le fisc eût rien à perdre. En un mot, supposons que l'esprit du gouvernement soit constamment d'asseoir toutes les taxes sur le superflu des richesses, il arrivera de deux choses l'une : ou les riches renonceront à leurs dépenses superflues pour n'en faire que d'utiles, qui retourneront au profit de l'état; alors l'assiette des impôts aura produit l'effet des meilleures lois somptuaires, les dépenses de l'état auront nécessaire

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ment diminué avec celles des particuliers, et le fisc ne sauroit moins recevoir de cette manière qu'il n'ait beaucoup moins encore à débourser ou si les riches ne diminuent rien de leurs profusions, le fisc aura dans le produit des impôts les ressources qu'il cherchoit pour pourvoir aux besoins réels de l'état. Dans le premier cas, le fisc s'enrichit de toute la dépense qu'il a de moins à faire; dans le second, il s'enrichit encore de la dépense inutile des particuliers.

Ajoutons à tout ceci une importante distinction en matière de droit politique, et à laquelle les gouvernements, jaloux de faire tout par eux-mêmes, devroient donner une grande attention. J'ai dit que les taxes personnelles et les impôts sur les choses d'absolue nécessité, attaquant directement le droit de propriété, et par conséquent le vrai fondement de la société politique, sont toujours sujets à des conséquences dangereuses, s'ils ne sont établis avec l'exprès consentement du peuple ou de ses représentants. Il n'en est pas de même des droits sur les choses dont on peut s'interdire l'usage: car alors le particulier n'étant point absolument contraint à payer, sa contribution peut passer pour volontaire; de sorte que le consentement particulier de chacun des contribuants supplée au consentement général, et le suppose même en quelque manière car pourquoi le peuple s'opposeroit-il à toute imposition qui ne tombe que sur quiconque veut bien la payer? II me paroît certain que tout ce qui n'est ni proscrit par les lois, ni contraire aux mœurs, et que le gouvernement peut défendre, il peut le permettre moyennant un droit. Si, par exemple, le gouvernement peut interdire l'usage des carrosses, il peut, à plus forte raison, imposer une taxe sur les carrosses; moyen sage et utile d'en blâmer l'usage sans le faire cesser. Alors on peut regarder la taxe comme une espèce d'amende dont le produit dédommage de l'abus qu'elle punit.

Quelqu'un m'objectera peut-être que ceux que Bodin appelle imposteurs, c'est-à-dire ceux qui imposent ou imaginent les taxes, étant dans la classe des riches, n'auront garde d'épargner les autres à leurs propres dépens, et de se charger eux-mêmes pour soulager les pauvres. Mais il faut rejeter de pareilles idées. Si, dans chaque nation, ceux à qui le souverain commet le gouvernement des peuples en étoient les ennemis par état, ce ne seroit pas la peine de rechercher ce qu'ils doivent faire pour les rendre heureux.

EXTRAIT DU PROJET

DE PAIX PERPÉTUELLE,

DE M. L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE.

Tunc genus humanum posilis sibi consulat armis,
Inque vicem gens omnis amet.

LUCAN, lib. 1, v. 60.

Comme jamais projet plus grand, plus beau, ni plus utile, n'oc cupa l'esprit humain, que celui d'une paix perpétuelle et universelle entre tous les peuples de l'Europe, jamais auteur ne mérita mieux l'attention du public que celui qui propose des moyens pour mettre ce projet en exécution. Il est même bien difficile qu'une pareille matière laisse un homme sensible et vertueux exempt d'un peu d'enthousiasme; et je ne sais si l'illusion d'un cœur véritablement humain, à qui son zèle rend tout facile, n'est pas en cela préférable à cette âpre et repoussante raison qui trouve toujours dans son indifférence pour le bien public le premier obstacle à tout ce qui peut le favoriser.

Je ne doute pas que beaucoup de lecteurs ne s'arment d'avance d'incrédulité pour résister au plaisir de la persuasion, et je les plains de prendre si tristement l'entêtement pour la sagesse. Mais j'espère que quelque ame honnête partagera l'émotion délicieuse avec laquelle je prends la plume sur un sujet si intéressant pour l'humanité. Je vais voir, du moins en idée, les hommes s'unir et s'aimer; je vais penser à une douce et paisible société de frères, vivant dans une concorde éternelle, tous conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur commun; et, réalisant en moi-même un tableau si touchant, l'image d'une félicité qui n'est point m'en fera goûter quelques instants une véritable.

Je n'ai pu refuser ces premières lignes au sentiment dont j'étois plein. Tâchons maintenant de raisonner de sang-froid. Bien résolu de ne rien avancer que je ne le prouve, je crois pouvoir prier le lecteur à son tour de ne rien nier qu'il ne le réfute; car ce ne sont pas tant les raisonneurs que je crains, que ceux qui, sans se rendre aux preuves, n'y veulent rien objecter.

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