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occuper dans l'univers. Mais les hommes diffèrent tellement selon les temps et les lieux, qu'avec une pareille logique on seroit sujet à tirer du particulier à l'universel des conséquences fort contradictoires et fort peu concluantes. Il ne faut qu'une erreur de géographie pour bouleverser toute cette prétendue doctrine qui déduit ce qui doit être de ce qu'on voit. C'est à faire aux castors, dira l'Indien, de s'enfouir dans des tanières; l'homme doit dormir à l'air dans un hamac suspendu à des arbres. Non, non, dira le Tartare, l'homme est fait pour coucher dans un chariot. Pauvres gens! s'écrieront nos Philopolis d'un air de pitié, ne voyez-vous pas que l'homme est fait pour bâtir des villes? Quand il est question de raisonner sur la nature humaine, le vrai philosophe n'est ni Indien, ni Tartare, ni de Genève, ni de Paris; mais il est homme.

Que le singe soit une bête, je le crois, et j'en ai dit la raison : que l'orang-outang en soit une aussi, voilà ce que vous avez la bonté de m'apprendre; et j'avoue qu'après les faits que j'ai cités, la preuve de celui-là me sembloit difficile. Vous philosophez trop bien pour prononcer là-dessus aussi légèrement que nos voyageurs, qui s'exposent quelquefois, sans beaucoup de façons, à mettre leurs semblables au rang des bêtes. Vous obligerez donc sûrement le public, et vous instruirez même les naturalistes, en nous apprenant les moyens que vous avez employés pour décider cette question.

Dans mon épître dédicatoire, j'ai félicité ma patrie d'avoir un des meilleurs gouvernements qui pussent exister; j'ai prouvé dans le Discours qu'il devoit y avoir très peu de bons gouvernements: je ne vois pas où est la contradiction que vous remarquez en cela. Mais comment savez-vous, monsieur, que j'irois vivre dans les bois si ma santé me le permettoit, plutôt que parmi mes concitoyens, pour lesquels vous connoissez ma tendresse? Loin de rien dire de semblable dans mon ouvrage, vous y avez dû voir des raisons très fortes de ne point choisir ce genre de vie. Je sens trop en mon particulier combien peu je puis me passer de vivre avec des hommes aussi corrompus que moi; et le sage même, s'il en est, n'ira pas aujourd'hui chercher le bonheur au fond d'un désert. Il faut fixer, quand on le peut, son séjour dans sa patrie pour l'aimer et la servir. Heureux celui qui, privé de cet avantage, peut au moins vivre au sein de l'amitié, dans la patrie commune du genre humain, dans cet asile immense ouvert à tous les hommes, où se

plaisent également l'austère sagesse et la jeunesse folâtre; où règnent l'humanité, l'hospitalité, la douceur, et tous les charmes d'une société facile; où le pauvre trouve encore des amis, la vertu des exemples qui l'animent, et la raison des guides qui l'éclairent! C'est sur ce grand théâtre de la fortune, du vice, et quelquefois des vertus, qu'on peut observer avec fruit le spectacle de fa vie mais c'est dans son pays que chacun devroit en paix achever la sienne.

Il me semble, monsieur, que vous me censurez bien gravement sur une réflexion qui me paroit très juste, et qui, juste ou non, n'a point dans mon écrit le sens qu'il vous plaît de lui donner par l'addition d'une seule lettre. Si la nature nous a destinés "à être saints (*), me faites-vous dire, j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé. Je vous avoue que si j'avois ainsi confondu la santé avec la sainteté, et que la proposition fût vraie, je me croirois très propre à devenir un grand saint moimême dans l'autre monde, ou du moins à me porter toujours bien dans celui-ci.

Je finis, monsieur, en répondant à vos trois dernières questions. Je n'abuserai pas du temps que vous me donnez pour y réfléchir; c'est un soin que j'avois pris d'avance.

Un homme, ou tout autre étre sensible, qui n'auroit jamais connu la douleur, auroit-il de la pitié, et seroit-il ému à la vue d'un enfant qu'on égorgeroit? Je réponds que non.

Pourquoi la populace, à qui M. Rousseau accorde une si grande dose de pitié, se repait-elle avec tant d'avidité du spectacle d'un malheureux expirant sur la roue? Par la même raison que vous allez pleurer au théâtre, et voir Séide égorger son père, ou Thyeste boire le sang de son fils. La pitié est un sentiment si délicieux, qu'il n'est pas étonnant qu'on cherche à l'éprouver. D'ailleurs, chacun a une curiosité secrète d'étudier les mouvements de la nature aux approches de ce moment redoutable que nul ne peut éviter. Ajoutez à cela le plaisir d'être pendant deux mois l'orateur du quartier, et de raconter pathétiquement aux voi sins la belle mort du dernier roué.

(*) Dans le volume du Mercure où la lettre de Charles Bonnet fut d'abord imprimée, et qui donna lieu à la réponse de Rousseau, on avoit effectivement mis saints au lieu de sains; mais c'étoit une faute d'impression, les éditeurs de Genève l'attestent, et il y a à s'étonner que Rousseau né l'ait pas au moins soupçonnée.

*

L'affection que les femelles des animaux témoignent pour leurs petits a-t-elle ces petits pour objet, ou la mère? D'abord la mère pour son besoin, puis les petits par habitude. Je l'avois dit dans le Discours. Si par hasard c'étoit celle-ci, le bien-être des petits n'en seroit que plus assuré. Je le croirois ainsi. Cependant cette maxime demande moins à être étendue que resserrée; car, dès que les poussins sont éclos, on ne voit pas que la poule ait aucun besoin d'eux, et sa tendresse maternelle ne le cède pourtant à nulle autre.

Voilà, monsieur, mes réponses. Remarquez au reste que, dans cette affaire comme dans celle du premier discours, je suis toujours le monstre qui soutiens que l'homme est naturellement bon, et que mes adversaires sont toujours les honnêtes gens qui, à l'édification publique, s'efforcent de prouver que la nature n'a fait que des scélérats.

Je suis, autant qu'on peut l'être de quelqu'un qu'on ne connoît point, monsieur, etc.

DE

L'ÉCONOMIE POLITIQUE,

ARTICLE INSÉRÉ DANS L'ENCYCLOPEDIE, IN-FOLIO, TOME V*.

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Le mot d'ÉCONOMIE ou d'ECONOMIE vient de olxos, maison, et de vóμos, loi, et ne signifie originairement que le sage et légitime gouvernement de la maison pour le bien commun de toute la famille. Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au gouvernement de la grande famille, qui est l'état. Pour distinguer ces deux acceptions, on l'appelle, dans ce dernier cas, économie généralé ou politique; et dans l'autre, économie domestique ou particulière. Ce n'est que de la première qu'il est question dans cet article.

Quand il y auroit entre l'état et la famille autant de rapport que plusieurs auteurs le prétendent, il ne s'ensuivroit pas pour cela que les règles de conduite propres à l'une de ces deux sociétés fussent convenables à l'autre elles diffèrent trop en grandeur pour pouvoir être administrées de la même manière ; et il y aura toujours une extrême différence entre le gouvernement domestique, où le père peut tout voir par lui-même, et le gouvernement civil, où le chef ne voit presque rien que par les yeux d'autrui. Pour que les choses devinssent égales à cet égard, il faudroit que les talents, la force, et toutes les facultés du père, augmentassent en raison de la grandeur de la famille, et que l'ame d'un puissant monarque fût à celle d'un homme ordinaire comme l'étendue de son empire est à l'héritage d'un particulier.

Mais comment le gouvernement de l'état pourroit-il être semblable à celui de la famille, dont le fondement est si différent? Le père étant physiquement plus fort que ses enfants, aussi long

(") On a fort ridiculement, dans toutes les éditions, donné le titre de Discours à ce morceau, qui n'est autre chose qu'un long article d'un grand dictionnaire. En lui rendant son vrai titre, nous l'insérons cependant ici, tant parcequ'il sert comme d'introduction à la politique, que parcequ'il fait suite en quelque sorte au Discours sur l'Inégalité, comme donnant, avec ce dernier ouvrage, une idée complète des principes politiques de notre auteur, développés par lui postérieurement dans le Contrat social et dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne.

temps que son secours leur est nécessaire, le pouvoir paternel passe avec raison pour être établi par la nature. Dans la grande famille, dont tous les membres sont naturellement égaux, l'autorité politique, purement arbitraire quant à son institution, ne peut être fondée que sur des conventions, ni le magistrat commander aux autres qu'en vertu des lois. Le pouvoir du père sur les enfants, fondé sur leur avantage particulier, ne peut, par sa nature, s'étendre jusqu'au droit de vie et de mort: mais le pouvoir souverain, qui n'a d'autre objet que le bien commun, n'a d'autres bornes que celles de l'utilité publique bien entendue; distinction que j'expliquerai dans son lieu. Les devoirs du père lui sont dictés par des sentiments naturels, et d'un ton qui lui permet rarement de désobéir. Les chefs n'ont point de semblables règles, et ne sont réellement tenus envers le peuple qu'à ce qu'ils lui ont promis de faire, et dont il est en droit d'exiger l'exécution. Une autre différence plus importante encore, c'est que, les enfants n'ayant rien que ce qu'ils reçoivent du père, il est évident que tous les droits de propriété lui appartiennent, ou émanent de lui. C'est tout le contraire dans la grande famille, où l'administration générale n'est établie que pour assurer la propriété particulière, qui lui est antérieure. Le principal objet des travaux de toute la maison est de conserver et d'accroître le patrimoine du père, afin qu'il puisse un jour le partager entre ses enfants sans les appauvrir au lieu que la richesse du fisc n'est qu'un moyen, souvent fort mal entendu, pour maintenir les particuliers dans la paix et dans l'abondance. En un mot, la petite famille est destinée à s'éteindre, et à se résoudre un jour en plusieurs autres familles semblables: mais la grande étant faite pour durer toujours dars le même état, il faut que la première s'augmente pour se multiplier; et non seulement il suffit que l'autre se conserve, mais on peut prouver aisément que toute augmentation lui est plus préjudiciable qu'utile.

Par plusieurs raisons tirées de la nature de la chose, le père doit commander dans la famille. Premièrement, l'autorité ne doit pas être égale entre le père et la mère; mais il faut que le gouvernement soit un, et que, dans les partages d'avis, il y ait une voix prépondérante qui décide. 20 Quelque légères qu'on veuille supposer les incommodités particulières à la femme, comme elles - sont toujours pour elle un intervalle d'inaction, c'est une raison suffisante pour l'exclure de cette primauté : car, quand la ba

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