Images de page
PDF
ePub

Il reste donc le problème le plus fréquemment posé par le juge d'instruction aux experts-chimistes quand il s'agit de phosphore. Ce problème peut se formuler ainsi : « Étant données des matières alimentaires, des matières vomies ou autres, mélangées de substances graisseuses et de phosphore libre y incorporé intimement ou dissous, parvenir à séparer le phosphore pur en un globule, jouissant des propriétés qui le caractérisent et que l'on puisse conserver pour le faire servir de pièce à conviction devant le tribunal. » Le but de la justice est alors de se procurer un corps de délit palpable et portant avec soi le cachet de l'évidence aux yeux de tous.

Plusieurs fois je me suis trouvé en présence de ce problême. Dès 1859, dans une affaire qui fut portée devant la cour d'assises du Hainaut, je cherchai à isoler le phosphore dans ces circonstances. Mon but principal était alors de le doser. Plusieurs fois depuis, ayant eu occasion de m'occuper du même sujet dans des affaires de justice, j'abandonnai l'idée de doser le poison et je m'appliquai surtout à trouver un procédé propre à fournir à la justice une pièce à conviction matérielle.

Je cherchai donc à séparer de tout mélange graisseux et à isoler le phosphore non combiné, dans la matière suspecte. J'appuie sur ces mots: mélange graisseux et phosphore nor combiné, pour bien préciser l'objet de ce travail.

Je tentai d'abord d'utiliser simplement l'appareil de MITSCHERLICH, réduit à l'état d'appareil distillatoire par l'adjonction d'un récipient rempli d'eau froide. Le phosphore en vapeur, soustrait ainsi au contact de l'air et mis à l'abri de la combustion, devait se condenser dans l'eau. Malheureusement mon attente fut un peu trompée en pratique, et les traces de phosphore qui se séparaient étaient tellement minimes que l'opération était d'ordinaire entièrement illusoire. D'ailleurs, dans le cas où les liqueurs renfermeraient certains acides gras vola

tils, ceux-ci pourraient accompagner le phosphore distillé et alors le problème ne serait pas résolu, mais la solution n'en serait que reculée et il serait nécessaire de séparer le phosphore obtenu, de la matière grasse qu'il aurait entraînée.

Je voulais du reste un moyen très-facile et très-pratique, qui fut à la portée de tous. Je désirais m'en tenir à des procédés de simples solutions et je me mis à la recherche de dissolvants convenables pour atteindre le but indiqué.

J'ai parlé ci-devant de divers véhicules employés, mais ces liquides n'ont pas la propriété de séparer le phosphore d'un corps gras. Il me fallait un agent dissolvant la graisse sans toucher au métalloïde. Je m'arrêtai à l'ammoniaque liquide. L'expérience nous dit, il est vrai, que cet alcali ne reste pas complètement inerte en présence du phosphore; mais ce n'est que par un contact prolongé que l'action devient sensible et qu'il se forme quelques bulles d'hydrogène phosphoré. Cette réaction se fait avec tant de lenteur, qu'on peut la négliger sans inconvénient, même dans un travail exact, et jamais surtout elle n'influera sur le volume des globules de phosphore obtenus dans mon procédé.

Je crois utile de reprendre en résumé dans ce travail, trois cas principaux qui m'ont conduit à la solution du problème. Après avoir cité les faits, je les rapprocherai et en déduirai une méthode rationnelle et pratique.

En juin 1859, un nommé J... L... avait à Gilly, tenté d'empoisonner sa famille, en mêlant à la soupe du phosphore provenant d'allumettes. Je fus chargé de l'analyse toxicologique, avec injonction d'isoler et de doser le poison s'il était possible. La soupe empoisonnée était composée de bouillon de bœuf et de légumes.

La constatation du phosphore ne souffrit aucune difficulté ; le procédé de MITSCHERLICH entre autres, le décéla avec netteté;

mais il n'en fut pas de même quand il s'agit d'isoler le métalloïde. Pour le séparer de la matière suspecte et le réunir plus facilement et plus complètement, je me servis d'éther sulfurique (64°), l'agitant avec la soupe et décantant à plusieurs reprises. Les éthérolés réunis et évaporés laissèrent un mélange de phosphore et de corps gras coloré en verdâtre par la chlorophylle des légumes. Ce résidu agité fortement avec de l'eau tiède, se sépara en un globule qui gagna le fond et resta liquide après le refroidissement; il renfermait le phosphore mêlé avec de la graisse. Le reste de la matière grasse se réunit et surnagea. Cette dernière contenait évidemment une trace de phosphore en solution. Toutefois je pouvais négliger cette trace et il me suffisait d'isoler le phosphore du mélange précipité. En effet, pour la partie du réquisitoire de la justice relative à la quantité de matière toxique, il me restait d'autres portions de liquide dans lesquelles il m'était libre, en acidulant la totalité du phosphore, de parvenir à un dosage exact, en tenant compte des procédés indiqués par MM. PERZOZ, APPERMANN et VILLEMIN, etc. Mais je n'ai pas à parler ici de cette partie de l'expertise et je traite seulement de la possibilité d'extraire le métalloïde à l'état de liberté et jouissant de tous ses caractères. Je cherchai donc à débarrasser le phosphore de la graisse avec laquelle il était mélangé et j'employai l'alcali volatil. J'introduisis le globule dans un petit matras et je l'agitai fortement avec de l'ammoniaque à 21°; je renouvellai plusieurs fois l'opération et je finis par recueillir un globule de phosphore exempt de graisse et qui offrait tous les caractères qui le font reconnaître.

Deux cent cinquante grammes de soupe m'avaient ainsi donné un globule pesant huit centigrammes. J'obtins neuf centigrammes et demi en traitant deux cent cinquante autres grammes de potage par l'eau régale et précipitant l'acide phos

phorique par un peu de perchlorure de fer et un excès d'acé– tate de soude, puis déduisant d'une manière indirecte l'acide phosphorique et le phosphore de la quantité de peroxyde de fer trouvée dans le précipité. (Procédé BAENSKI).

En avril 1863, il me fut remis par la justice, une pâte à examiner chimiquement, avec.recommandation de chercher à séparer de toute autre matière le poison qui pourrait s'y trouver. Cette pâte était évidemment de la pâte phosphorée pour les rats, mais elle était fort vieille. Vingt grammes en furent pesés. J'y joignis vingt grammes d'éther sulfurique rectifié, j'agitai fortement et décantai. Je traitai la pâte de la même manière à trois reprises différentes. Je réunis les liqueurs et laissai évaporer le tout. Contre mon attente le résidu phosphoreux était mélangé de graisse et je dus chercher à isoler le métalloïde. J'y ajoutai de l'eau tiède à 50°C et agitai. Le corps gras vint au-dessus et le phosphore se réunit sous l'eau. Celle-ci était restée lactescente, tenant en suspension un peu de graisse et de matière étrangère. Le globule de phosphore fut agité fortement avec de l'ammoniaque, s'y purifia et reprit tous les caractères du métalloïde pur. Toutefois il était couvert d'une pellicule de phosphore oxydé rouge, pellicule qui recouvrait déjà le mélange de phosphore et de graisse. Ce globule pesait plus de deux centigrammes.

Vingt grammes de la pâte étudiée me donnèrent un chiffre bien supérieur en acidifiant le phosphore par l'eau régale et le dosant ensuite par une solution étendue d'azotate de bismuth. (Méthode CHANCEL). Je trouvai ainsi plus de quinze centigrammes de phosphore, correspondant à un gramme et demi de phosphate de bismuth. Ce résultat n'avait rien d'étonnant et prouvait que, dans la pâte vieillie soumise à mon examen, le phosphore était en grande partie acidifié.

Je dus, pour contrôle, employer un autre moyen. Je réunis

la matière enlevée par l'éther à vingt grammes de pâte et je la traitai par l'eau régale. Le produit, soumis au traitement précédent, par l'azotate de bismuth, me donna deux cent vingtquatre milligrammes de phosphate de bismuth, correspondant à peu près à deux centigrammes et quart de phosphore.

Dans les opérations que je viens de décrire, en traitant directement la pâte phosphorée par l'éther, elle ne se délayait pas bien dans le véhicule à cause du peu d'eau qui lui donnait une consistance épaisse. Je voulus m'assurer si cette solution incomplète ne s'opposait pas en partie à l'action dissolvante de l'éther; Je fis donc un essai comparatif en changeant les circonstances. Je pris le même poids, vingt grammes, de pâte que je délayai avant tout, dans soixante grammes d'eau distillée. J'obtins ainsi une matière presque liquide, dans laquelle, par une forte agitation, je parvenais à incorporer momentanément l'éther. Ce fut de cette manière que je fis agir ce dernier, en procédant comme je l'avais fait pour le bouillon étudié dans la première expertise relatée dans ce travail. J'employai la même proportion d'éther rectifié, vingt grammes renouvelés trois fois. Le reste de l'opération fut mené de la même manière que ci-devant et le phosphore, laissé pour résidu et purifié, pesait plus de deux centigrammes et demi. Mon doute se réalisait donc, l'éther avait épuisé plus complètement la pâte rendue moins consistante par le mélange d'une certaine portion d'eau. Le contrôle établit l'exactitude de ce résultat. Il fut fait, comme je l'ai déjà indiqué, en épuisant vingt grammes de pâte, délayée d'eau, dans l'éther rectifié, acidifiant l'extrait éthéré par l'eau régale et dosant l'acide phosphorique à l'état de phosphate de bismuth. Le chiffre obtenu de cette manière pour le phosphore s'élevait à vingt-huit milligrammes.

Enfin dans le troisième fait, il s'agissait de café mêlé de pain, dans lequel le nommé J... Ch... était inculpé d'avoir pro

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »