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R34 183514

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CALIFO

LA VIE ET LA MORT

DU

CAPITAINE RENAUD,

OU LA CANNE DE JONC.

CHAPITRE PREMIER.

Une nuit mémorable.

La nuit du 27 juillet 1830 fut silencieuse et solennelle. Son souvenir est, pour moi, plus présent que celui de quelques tableaux plus terribles que la destinée m'a jetés sous les yeux. - Le calme de la terre et de la mer devant l'ouragan n'a pas plus de majesté que n'en avait celui de Paris devant la révolution. Les boulevards étaient déserts. Je marchais seul, après minuit, dans toute leur longueur, regardant et écoutant avidement. Le ciel pur étendait sur le sol la blanche lueur de ses étoiles, mais les maisons étaient éteintes, closes et comme mortes. Tous les réverbères des rues étaient brisés. Quelques groupes d'ouvriers s'assemblaient encore près des arbres, écoutant un orateur mystérieux qui leur glissait des paroles secrètes à voix basse. Puis ils se séparaient en cou

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RO VIMU

rant, et se jetaient dans des rues étroites et noires. Ils se collaient contre des petites portes d'allées qui s'ouvraient comme des trapes et se refermaient sur eux. Alors rien ne remuait plus, et la ville semblait n'avoir que des habitans morts et des maisons pestiferées.

On rencontrait, de distance en distance, une masse sombre, inerte, que l'on ne reconnaissait qu'en la touchant; c'était un bataillon de la garde, debout, sans mouvement, sans voix. Plus loin, une batterie d'artillerie, surmontée de ses mêches allumées comme de deux étoiles.

On passait impunément devant ces corps imposans et sombres, on tournait autour d'eux, on s'en allait, on revenait sans en recevoir une question, une injure, un mot. Ils étaient inoffensifs, sans colère, sans haine; ils étaient résignés et ils attendaient.

Comme j'approchais de l'un des bataillons les plus nombreux, un officier s'avança vers moi avec une extrême politesse, et me demanda si les flammes que l'on voyait au loin éclairer la porte Saint-Denis ne venaient point d'un incendie; il allait se porter en avant avec sa compagnie pour s'en assurer. Je lui dis qu'elles sortaient de quelques grands arbres que faisaient abattre et brûler des marchands, profitant du trouble pour détruire ces vieux ormes qui cachaient leurs boutiques. Alors, s'asseyant sur l'un des bancs de pierre du boulevard, il se mit à faire des lignes et des ronds sur le sable avec une canne de jonc. Ce fut à quoi je le reconnus, tandis qu'il me reconnaissait à mon visage; comme je restais debout devant lui, il me serra la main et me pria de m'asseoir à son côté.

Le capitaine Renaud était un homme d'un sens droit et sévère et d'un esprit très cultivé, comme la garde en renfermait beaucoup à cette époque. Son caractère et ses habitudes nous étaient fort connus, et ceux qui liront ces souvenirs sauront bien sur quel visage sérieux ils doivent placer son nom de guerre donné par les soldats, adopté par les officiers, et reçu indifféremment par l'homme. Comme les vieilles familles, les vieux régimens, conservés intacts par la paix, prennent des coutumes familières et inventent des noms caractéristiques pour leurs enfans. Une ancienne blessure à la jambe droite motivait cette habitude du capi

taine de s'appuyer toujours sur cette canne de jonc dont la pomme était assez singulière, et attirait l'attention de tous ceux qui la voyaient pour la première fois. Il la gardait partout et presque ́toujours à la main. Il n'y avait, du reste, nulle affectation dans cette habitude, ses manières étaient trop simples et sérieuses. Cependant on sentait que cela lui tenait au cœur. Il était fort-honoré dans la garde. Sans ambition et ne voulant être que ce qu'il était, capitaine de grenadiers, il lisait toujours, ne parlait que le moins possible et par monosyllabes. Très grand, très pâle, et de visage mélancolique, il avait sur le front, entre les sourcils, une petite cicatrice assez profonde, qui souvent, de bleuâtre qu'elle était, devenait noire, et quelquefois donnait un air farouche à son visage, habituellement froid et paisible.

Les soldats l'avaient en grande amitié ; et surtout, dans la campagne d'Espagne, on avait remarqué la joie avec laquelle ils partaient quand les détachemens étaient commandés par la Cannede-Jonc. C'était bien véritablement la Canne-de-Jonc qui les commandait, car le capitaine Renaud ne mettait jamais l'épée à la main, même lorsque, à la tête des tirailleurs, il approchait assez de l'ennemi pour courir le hasard de se prendre corps à corps avec lui.

Ce n'était pas seulement un homme expérimenté dans la guerre, il avait encore une connaissance si vraie des plus grandes affaires politiques de l'Europe sous l'empire, que l'on ne savait comment se l'expliquer, et tantôt on l'attribuait à de profondes études, tantôt à de hautes relations fort anciennes, et que sa réserve perpétuelle empêchait de connaître.

Du reste, le caractère dominant des hommes d'aujourd'hui, c'est cette réserve même, et celui-ci ne faisait que porter à l'extrême ce trait général. A présent une apparence de froide politesse couvre à la fois caractère et actions. Aussi je n'estime pas que beaucoup puissent se reconnaître aux portraits effarés que l'en fait de nous. L'affectation est ridicule en France plus que partout ailleurs, et c'est pour cela, sans doute, que loin d'étaler sur ses traits et dans son langage l'excès de force que donnent les passions, chacun s'étudie à renfermer en soi les émotions violentes, les chagrins profonds ou les élans involontaires. Je ne

pense point que la civilisation ait tout énervé, je vois qu'elle a tout masqué. J'avoue que c'est un bien, et j'aime le caractère contenu de notre époque. Dans cette froideur apparente il y a de la pudeur, et les sentimens vrais en ont besoin. Il y entre aussi du dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines. Nous avons déjà perdu beaucoup d'amis, dont la mémoire vit en nous, vous vous les rappelez, ô mes chers compagnons d'arm les uns sont morts par la guerre, les autres par le duel, d'autres par le suicide, tous hommes d'honneur et de ferme caractère, de passions fortes et cependant d'apparence simple, froide et réservée. L'ambition, l'amour, le jeu, la haine, la jalousie, les travaillaient sourdement, mais ils ne parlaient qu'à peine et détournaient tout propos trop direct et prêt à toucher le point saignant de leur cœur. On ne les voyait jamais cherchant à se faire remarquer dans les salons par une tragique attitude; et si quelque jeune femme, au sortir d'une lecture de roman, les eût vus tout soumis et comme disciplinés aux saluts en usage et aux simples causeries à voix basse, elle les eût pris en mépris, et pourtant ils ont vécu et sont morts, vous le savez, en hommes aussi forts que la nature en produisit jamais. Les Caton et les Brutus ne s'en tirèrent pas mieux tout porteurs de toges qu'ils étaient. Nos passions ont autant d'énergie qu'en aucun temps, mais ce n'est qu'à la trace de leurs fatigues que le regard d'un ami peut les reconnaître. Les dehors, les propos, les manières ont une certaine mesure de dignité froide qui est commune à tous et dont ne s'affranchissent que quelques enfans qui se veulent grandir et faire voir à toute force. A présent la loi des mœurs, c'est la convenance.

Il n'y a pas de passions où les froideurs des formes du langage et des habitudes contrastent plus vivement avec l'activité de la vie que la profession des armes. On y pousse loin la haine de l'exagération, et l'on dédaigne le langage d'un homme qui cherche à outrer ce qu'il sent ou à attendrir sur ce qu'il souffre. Je le savais et je me préparais à quitter brusquement le capitaine Renaud, lorsqu'il me prit le bras et me retint.

- Avez-vous vu ce matin la manoeuvre des Suisses? me dit-il; c'était assez curieux. Ils ont fait le feu de chaussée en avançant avec une précision parfaite. Depuis que je sers, je n'en avais pas

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