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anonyme de la France toute catholique, note plus modérée et plus discrète assurément que celle que l'abbé Prevost insérait dans son Pour et contre sur son chevalier Des Grieux; dans cette note parfaitement mesurée et spirituelle, Bayle faisait pressentir que l'auteur, après avoir tancé les catholiques sur l'article des violences, pourrait bientôt toucher cette corde des violences avec les protestans eux-mêmes qui n'en étaient pas exempts, et qu'alors il y aurait lieu à des représailles. La Réponse d'un nouveau Converti et le fameux Avis aux Protestans, toute cette contre-partie de la question, qui remplit la seconde moitié de la carrière de Bayle, était ainsi présagée. La maladie qui lui survint l'année suivante (1687), par excès de travail, le força de se dédoubler, en quelque sorte, dans ce rôle à la fois littéraire et philosophique; il dut interrompre ses Nouvelles de la République des Lettres. Peu auparavant, il écrivait à l'un de ses amis, en réponse à certains bruits qui avaient couru, qu'il n'avait nul dessein de quitter sa fonction de journaliste, qu'il n'en était point las du tout, qu'il n'y avait pas d'apparence qu'il le fùt de long-temps, et que c'était l'occupation qui convenait le mieux à son humeur. Il disait cela après trois années de pratique, au contraire de la plupart des journalistes qui se dégoûtent si vite du métier. C'était chez lui force de vocation. Au temps qu'il était encore professeur de philosophie, il éprouvait un grand ennui à l'arrivée de tous les livres de la foire de Francfort, si peu choisis qu'ils fussent, et se plaignait que ses fonctions lui ôtassent le loisir de cette pâture. Il s'était pris d'admiration et d'émulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour ceux que continuait de donner à Paris M. l'abbé de La Roque, pour les Actes des Erudits de Leipsick. Lorsqu'il entreprit de les imiter, il se plaça tout d'abord au premier rang par sa critique savante, nourrie, modérée, pénétrante, par ses analyses exactes, ingénieuses, et même par les petites notes qui, bien faites, ont du prix, et dont la tradition et la manière seraient perdues depuis long-temps, si on n'en retrouvait des traces encore à la fin du Journal actuel des Savans; petites notes où chaque mot est pesé dans la balance de l'ancienne et scrupuleuse critique, comme dans celle d'un honnête joaillier d'Amsterdam. Cette critique modeste de Bayle, qui est républicaine de Hollande, qui va à pied, qui s'excuse de ses défauts auprès du public sur ce qu'elle

a peine à se procurer les livres, qui prie les auteurs de s'empresser un peu de faire venir les exemplaires, ou du moins les curieux de les prêter pour quelques jours, cette critique n'est-elle pas en effet (si surtout on la compare à la nôtre et à son éclat que je ne veux pas lui contester), comme ces millionnaires solides, rivaux et vainqueurs du grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir? D'elle à nous, c'est toute la différence de l'ancien au nouveau notaire, si bien marquée l'autre jour par M. de Balzac, dans sa Fleur des Pois.

Après la cessation de ses Nouvelles de la République des Lettres, la faculté critique de Bayle se rejeta sur son Dictionnaire, dont la confection et la révision l'occupèrent durant dix années, depuis 1694 jusqu'en 1704. Il publia encore par délassement (1704) la Réponse aux Questions d'un Provincial, dont le commencement n'est autre chose qu'un assemblage d'aménités littéraires. Mais ses disputes avec Leclerc, Bernard et Jaquelot, envahirent toute la continuation de l'ouvrage. Bien que ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une manière d'amusement, elles achevèrent d'user sa santé si frêle et sa petite complexion. La poitrine, qu'il avait toujours eue délicate, se prit; il tomba dans l'indifférence et le dégoût de la vie à cinquante-neuf ans. Un symptôme grave, c'est ce qu'il écrivait à un ami, en novembre 1706, un mois environ avant sa mort: Quand même ma santé me per<mettrait de travailler à un supplément du Dictionnaire, je n'y ‹ travaillerais pas; je me suis dégoûté de tout ce qui n'est point ◄ matière de raisonnement... › Bayle dégoûté de son Dictionnaire, de sa critique, de son amour des faits et des particularités de personnes, est tout-à-fait comme Chaulieu sans amabilité, tel que Mile Delaunay nous dit l'avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de détails sur ce grand esprit sa vie pas Desmaizeaux et ses œuvres diverses sont là pour qui le voudra bien connaître. Comme qualité qui tient encore à l'essence de son génie critique, il faut noter sa parfaite indépendance, indépendance par rapport à l'or et par rapport aux honneurs. Il est touchant de voir quelles précautions et quelles ruses il fallut à milord Shafsbury pour lui faire accepter une montre: Un tel <meuble, dit Bayle, me paraissait alors très inutile, mais pré◄ sentement il m'est devenu si nécessaire, que je ne saurais plus

◄ m'en passer... › Reconnaissant d'un tel cadeau, il resta sourd à toute autre insinuation du grand seigneur son ami. On n'était pourtant pas loin du temps où certains grands offraient au spirituel railleur Guy-Patin un louis d'or sous son assiette, chaque fois qu'il voudrait venir dîner chez eux. On se serait arraché Bayle s'il avait voulu, car il était devenu, du fond de son cabinet, une espèce de roi des beaux-esprits. Le plus triste endroit de la vie de Bayle, est l'affaire assez tortueuse de l'Avis aux Protestans, soit qu'il l'ait réellement composé, soit qu'il l'ait simplement revu et fait imprimer. Sa sincérité dut souffrir d'être si à la gêne et réduite à tant de faux-fuyans.

Bayle restera-t-il? est-il resté? demandera quelqu'un; relit-on Bayle? Oui, à la gloire du génie critique, Bayle est resté et restera autant et plus que les trois quarts des poètes et orateurs, excepté les très-grands. Il dure, sinon par telle ou telle composition particulière, du moins par l'ensemble de ses travaux. Les neuf volumes in-folio que cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses OEuvres diverses, préférables au Dictionnaire, bien que moins connues, sont une des lectures les plus agréables et commodes. Quand on veut se dire que rien n'est bien nouveau sous le soleil, que chaque génération s'évertue à découvrir ou à refaire ce que ses pères ont souvent mieux vu, qu'il est presque aussi aisé en effet de découvrir de nouveau les choses que de les déterrer de dessous les monceaux croissans de livres et de souvenirs; quand on veut réfléchir sans fatigue sur bien des suites de pensées vieillies ou qui seraient neuves encore, oh! qu'on prenne alors un des volumes de Bayle et qu'on se laisse aller. Le bon et savant Dugas-Monibel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus supporter que cette lecture d'érudition digérée et facile. La lecture de Bayle, pour parler un moment son style, est comme la collation légère des après-disnées reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le dessert de ces heures médiocrement animées que l'étude désintéressée colore, et qui, si l'on mesurait le bonheur moins par l'intensité et l'éclat que par la durée, l'innocence et la sûreté des sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie.

Sainte-Beuve.

TOME IV.

36

LA

NUIT DE DÉCEMBRE.

LE POÈTE.

Du temps que j'étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s'asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau;
A la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu'au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.

Comme j'allais avoir quinze ans,
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d'un arbre vint s'asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandai mon chemin ;

Il tenait un luth d'une main,

De l'autre un bouquet d'églantine.

Il me fit un salut d'ami,

Et se détournant à demi,

Me montra du doigt la colline.

A l'âge où l'on croit à l'Amour,
J'étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.

Au coin de mon feu vint s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Il était morne et soucieux;
D'une main il montrait les cieux,
Et de l'autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu'un soupir,
Et s'évanouit comme un rêve.

A l'âge où l'on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevais mon verre.
En face de moi vint s'asseoir
Un convive vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.

Un an après, il était nuit;
J'étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s'asseoir

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