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pu m'empêcher, cette nuit, de la relire avec vous, et je me prends en pitié en considérant combien a été lente la courbe que m idées ont suivie pour revenir à la base la plus solide et la plus simple de la conduite d'un homme. Vous verrez à combien peu elle se réduit; mais en vérité, monsieur, je pense que cela suffit à la vie d'un honnête homme, et il m'a fallu bien du temps pour arriver à trouver la source de la véritable grandeur qu'il peut y avoir dans la profession presque barbare des armes.

Ici le capitaine Renaud fut interrompu par un vieux sergent de grenadiers qui vint se placer à la porte du café, portant son arme en sous-officier, et tirant une lettre écrite sur papier gris placée dans la bretelle de son fusil. Le capitaine se leva paisiblement et ouvrit l'ordre qu'il recevait.

-Dites à Béjaud de copier cela sur le livre d'ordres, dit-il au sergent.

Le sergent-major n'est pas revenu de l'Arsenal, dit le sousofficier d'une voix douce comme celle d'une jeune fille, et baissant les yeux, sans même daigner dire comment son camarade avait été tué.

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Le fourrier le remplacera, dit le capitaine sans rien demander, et il signa son ordre sur le dos du sergent, qui lui servit de pupitre.

Il toussa un peu, et reprit avec tranquillité.

CHAPITRE IV.

Le dialogue inconnu.

de

La lettre de mon pauvre père et sa mort, que j'appris, peu temps après, produisirent en moi, tout enivré que j'étais et tout étourdi du bruit de mes éperons, une impression assez forte pour donner un grand ébranlement à mon ardeur aveugle, et je commençai à examiner de plus près et avec plus de calme ce qu'il y avait de surnaturel dans l'éclat qui m'enivrait. Je me demandai, pour la première fois, en quoi consistait l'ascendant que nous laissons prendre sur nous aux hommes d'action revêtus d'un pouvoir

2.

absolu, et j'osai tenter quelques efforts intérieurs pour tracer des bornes, dans ma pensée, à cette donation volontaire de tant d'hommes à un homme. Cette première secousse me fit entr'ouvrir la paupière, et j'eus l'audace de regarder en face l'aigle éblouissant qui m'avait enlevé, tout enfant, et dont les ongles me pressaient les reins.

Je ne tardai pas à trouver des occasions de l'examiner de plus près, et d'épier l'esprit du grand homme, dans les actes obscurs de sa vie privée.

On avait osé créer des pages, comme je vous l'ai dit, mais nous portions l'uniforme d'officiers en attendant la livrée verte à culottes rouges que nous devions prendre au sacre. Nous servions d'écuyers, de secrétaires et d'aides-de-camp jusque-là, selon la volonté du maître qui prenait ce qu'il trouvait sous sa main. Déjà il se plaisait à peupler ses antichambres; et comme le besoin de dominer le suivait partout, il ne pouvait s'empêcher de l'exercer dans les plus petites choses et tourmentait autour de lui ceux qui l'entouraient, par l'infatigable maniement d'une volonté toujours présente. Il s'amusait de ma timidité; il jouait avec mes terreurs et mon respect. - Quelquefois il m'appelait brusquement, et me voyant entrer påle et balbutiant, il s'amusait à me faire parler longtemps pour voir mes étonnemens troubler mes idées. Quelquefois, tandis que j'écrivais sous sa dictée, il me tirait l'oreille tout d'un coup, à sa manière, et me faisait une question imprévue sur quelque vulgaire connaissance comme la géographie ou l'algèbre, me posant le plus facile problème d'enfant; il me semblait alors que la foudre tombait sur ma tête. Je savais mille fois ce qu'il demandait, j'en savais plus qu'il ne le croyait, j'en savais même souvent plus que lui, mais son œil me paralysait. Lorsqu'il était hors de la chambre, je pouvais respirer, le sang commençait à circuler dans. mes veines, la mémoire me revenait et avec elle une honte inexprimable; la rage me prenait, j'écrivais ce que j'aurais dù lui répondre; puis je me roulais sur le tapis, je pleurais, j'avais envie de me

tuer.

Quoi! me disais-je, il y a donc des têtes assez fortes pour être sûres de tout et n'hésiter devant personne? des hommes qui s'étourdissent par l'action sur toute chose, et dont l'assurance écrase

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les autres en leur faisant penser que la clé de tout savoir et de tout pouvoir, clé qu'on ne cesse de chercher, est dans leur poche, et qu'ils n'ont qu'à l'ouvrir pour en tirer lumière et autorité infaillibles? - Je sentais pourtant que c'était là une force fausse et usurpée. Je me révoltais, je criais: Il ment! Son attitude, sa voix, son geste, ne sont qu'une pantomime d'acteur, une misérable parade de souveraineté, dont il doit savoir la vanité. Il n'est pas possible qu'il croie en lui-même aussi sincèrement! Il nous défend à tous de lever le voile, mais il se voit nu par-dessous. Et que voit-il? un pauvre ignorant comme nous tous, et sous tout cela, la créature faible! › Cependant je ne savais comment voir le fond de cette ame déguisée. Le pouvoir et la gloire le défendaient sur tous les points; je tournais autour sans réussir à y rien surprendre, et ce porc-épic toujours armé se roulait devant moi, n'offrant de tous côtés que des pointes acérées. — Un jour pourtant, le hasard, notre maître à tous, les entr'ouvrit, et à travers ces piques et ces dards fit pénétrer une lumière d'un moment. - Un jour, ce fut peut-être le seul de sa vie, il rencontra plus fort que lui et recula un instant devant un ascendant plus grand que le sien. — J'en fus témoin, et me sentis vengé. — Voici comment cela m'arriva : Nous étions à Fontainebleau. Le Pape venait d'arriver. L'Empereur l'avait attendu impatiemment pour le sacre, et l'avait reçu en voiture, montant de chaque côté au même instant avec une étiquette en apparence négligée, mais profondément calculée de manière à ne céder ni prendre le pas; ruse italienne. Il revenait au châtean, tout y était en rumeur; j'avais laissé plusieurs officiers dans la chambre qui précédait celle de l'Empereur, et j'étais resté scul dans la sienne. Je considérais une longue table qui portait, au lieu de marbre, des mosaïques romaines, et que surchargeait un amas énorme de placets. J'avais vu souvent Bonaparte rentrer et leur faire subir une étrange épreuve. Il ne les prenait ni par ordre, ni au hasard; mais quand leur nombre l'irritait, il passait sa main sur la table de gauche à droite et de droite à gauche, comme un faucheur, et les dispersait jusqu'à ce qu'il en eût réduit le nombre à cinq ou six qu'il ouvrait. Cette sorte de jeu dédaigneux m'avait ému singulièrement. Tous ces papiers de deuil et de détresse repoussés et jetés sur le parquet, enlevés comme par un

vent de colère, ces implorations inutiles des veuves et des orphelins n'ayant pour chances de secours que la manière dont les feuilles volantes étaient balayées par le chapeau consulaire; toutes ces feuilles gémissantes, mouillées par des larmes de famille, traînant au hasard sous ses bottes, et sur lesquelles il marchait comme sur ses morts du champ de bataille, me représentaient la destinée présente de la France comme une loterie sinistre, et, toute grande qu'était la main indifférente et rude qui tirait les lots, je pensais qu'il n'était pas juste de livrer ainsi au caprice de ses coups de poing tant de fortunes obscures qui eussent été peut-être un jour aussi grandes que la sienne, si un point d'appui leur eût été donné. Je sentis mon cœur battre contre 'Bonaparte et se révolter, mais honteusement, mais en cœur d'esclave qu'il était. Je considérais ces lettres abandonnées, des cris de douleur inattendus s'élevaient de leurs plis profanés; et les prenant pour les lire, les rejetant ensuite, moi-même je me faisais juge entre ces malheureux et le maître qu'ils s'étaient donné, et qui allait aujourd'hui s'asseoir plus solidement que jamais sur leurs têtes. Je tenais dans ma main l'une de ces pétitions méprisées, lorsque le bruit des tambours qui battaient aux champs, m'apprit l'arrivée subite de l'Empereur. Or, vous savez que de même que l'on voit la lumière du canon avant d'entendre sa détonation, on le voyait toujours en même temps qu'on était frappé du bruit de son approche, tant ses allures étaient promptes, et tant il semblait pressé de vivre et de jeter ses actions les unes sur les autres. Quand il entrait à cheval dans la cour d'un palais, ses guides avaient peine à le suivre, et le poste n'avait pas le temps de prendre les armes, qu'il était déjà descendu de cheval et montait l'escalier. Cette fois j'entendis ses talons résonner en même temps que le tambour. J'eus le temps à peine de me jeter dans l'alcôve d'un grand lit de parade qui ne servait à personne, fortifié d'une balustrade de prince et fermé heureusement, plus qu'à demi, par des rideaux semés d'abeilles.

L'Empereur était fort agité; il marcha seul dans la chambre comme quelqu'un qui attend avec impatience et fit en un instant trois fois sa longueur, puis s'avança vers la fenêtre et se mit à y tambouriner une marche avec les ongles. Une voiture roula encore

dans les cours, il cessa de battre, frappa des pieds deux ou trois fois comme impatienté de la vue de quelque chose qui se faisait avec lenteur, puis alla brusquement à la porte et l'ouvrit au Pape.

Pie VII entra seul, Bonaparte se hâta de refermer la porte derrière lui avec une promptitude de geôlier. Je sentis une grande terreur, je l'avoue, en me voyant en tiers entre de telles gens. Cependant je restais sans voix et sans mouvement, regardant et écoutant de toute la puissance de mon esprit.

Le Pape était d'une taille élevée; il avait un visage alongé, jaune, souffrant, mais plein d'une noblesse sainte et d'une bonté sans bornes. Ses yeux noirs étaient grands et beaux; sa bouche était entr'ouverte par un sourire bienveillant auquel son menton avancé donnait une expression de finesse très spirituelle et très vive, sourire qui n'avait rien de la sécheresse politique, mais tout de la bonté chrétienne. Une calotte blanche couvrait ses cheveux longs, noirs, mais sillonnés de larges mêches argentées. Il portait négligemment sur ses épaules coubées, un long camail de vevours rouge, et sa robe traînait sur ses pieds. Il entra lentement avec la démarche calme et prudente d'une femme âgée. Il vint s'asseoir les yeux baissés sur un des grands fauteuils romains dorés et chargés d'aigles, et attendit ce que lui allait dire l'autre Italien.

Ah! monsieur! quelle scène! quelle scène ! je la vois encore. Ce ne fut pas le génie de l'homme qu'elle me montra, mais ce fut son caractère, et si son vaste esprit ne s'y déroula pas, du moins son cœur éclata. Bonaparte n'était pas alors ce que vous l'avez vu depuis; il n'avait point ce ventre de financier, ce visage joufflu et malade, ces jambes de goutteux, tout cet infirme embonpoint que l'art a malheureusement saisi pour en faire un type, selon le langage actuel, et qui a laissé de lui à la foule je ne sais quelle forme populaire et grotesque qui le livre aux jouets d'enfans et le laissera peut-être un jour fabuleux et impossible comme l'informe Polichinelle. Il n'était point ainsi alors, monsieur, mais nerveux et souple, mais leste, vif et élancé, convulsif dans ses gestes, gracieux dans quelques momens, recherché dans ses manières, sa poitrine plate et rentrée entre les épaules, et tel encore que je l'avais vu à Malte, le visage mélancolique et effilé.

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