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tome 11, page 584. « Une fois, dit-il, après un violent orage qui avait éclaté sur le village du Rosaire (Paraguay), les places et les rues furent couvertes d'une multitude innombrable de sangsues; comme c'était un phénomène dont nous n'avions jamais ouï parler, ce fut pour nous un sujet d'étonnement et de divertissement; nos Abipones, au contraire, n'y trouvaient pas matière à rire, car comme il marchent toujours sans chaussure, ces sangsues s'attachaient à leur jambes et les piquaient cruellement. Au reste, leur tourment ne fut pas de longue durée, car, en moins d'une heure, toutes les sangsues avaient disparu, s'étant retirées, suivant toute apparence, dans les marais du voisinage. »

Parmi les diverses espèces dont se compose le genre sangsue, il en est qui vont assez fréquemment à terre poursuivre les lombrics, et on pourrait supposer que celles qui se montrèrent tout à coup dans les places et les rues du Rosaire étaient sorties spontanément des marais voisins. Cependant on ne voit pas ce qui eût pu déterminer cette émigration en masse qui était un sujet d'étonnement pour les missionnaires établis depuis quatre ans dans le pays, et paraît même l'avoir été pour les Indigènes. Il y a donc lieu de penser qu'elles avaient été transportées par une trombe qui éclata sur le village.

A Ceylan et dans les îles voisines, on trouve une petite sangsue qui, dans la saison des pluies, vit au milieu des herbes, et devient très incommode aux voyageurs qui cheminent les jambes nues. Mais rien de semblable ne se voit au Paraguay.

ROULIN.

TOME IV.

14

POÈTES

ET ROMANCIERS MODERNES

DE LA FRANCE.

XIX.

M. DE VIGNY.

SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES. '

Autrefois dans les temps antiques, ou même en tout temps, à un certain état de société commençante, la poésie, loin d'être une espèce de rêverie singulière et de noble maladie, comme on le voit dans les sociétés avancées, a été une faculté humaine, générale, populaire, aussi peu individuelle que possible, une œuvre sentie par tous, chantée par tous, inventée par quelques-uns sans doute, mais inspirée d'abord et bien vite posséd ée et remaniée par la masse de la tribu, de la nation. A mesure que la civilisation gagne, que la société s'organise et se raffine, la poésie, primitivement éparse, se concentre sur quelques têtes et s'indivi

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dualise de plus en plus. Il y a un admirable moment où l'élite, sinon l'ensemble d'une société, demeurant capable de participer encore à l'œuvre de poésie, mais seulement par l'intérêt commun qu'elle y apporte, cette œuvre tout accomplie, tout élaborée, lui est offerte par d'illustres individus privilégiés qui seuls ont acquis et mûri l'art de charmer avec profondeur, d'enseigner avec enchantement. Passé ces glorieuses époques qu'enfante un concours de circonstances, ménagées souvent durant des siècles, l'intérêt général et social se dissémine, se retire de plus en plus des œuvres distinguées de poésie, que multiplient pourtant l'éducation, l'exemple, le caprice des imaginations précoces et surexcitées. Les hasards de la vogue, la mobilité des systèmes et des goûts, remplacent les droites et sûres consécrations de la gloire. L'artiste souffre; il arrive dès l'abord, sous le poids des siècles qui ont précédé, mais aussi sous leur aiguillon, dans un monde où les premiers rôles de la poésie et de l'art sont pris et en quelque sorte usurpés par les ancêtres. Cette difficulté, comme c'est l'ordinaire des natures généreuses, ne fait que l'enhardir; il s'ingénie, il repousse, il détrône pour se faire jour; par momens il tâche d'ignorer, ou de restaurer à d'autres momens. Il demande au ciel et à la terre des espaces non explorés encore, un coin où mettre sa statue comme dans un cimetière encombré. Il sonde les souterrains, il tente les nuages. Chaque génération de jeunesse prodigue ainsi sa fleur la plus délicate à ces entreprises anxieuses, contradictoires, toujours interrompues et renouvelées. Le nombre des poètes, des artistes in petto, malgré la société et à son insu, augmente dans une progression effrayante, en même temps que les larges routes et les issues possibles semblent diminuer. Dans la première forme de société, chez les Klephtes, chez les montagnards des Asturies, par exemple, chacun plus ou moins était poète, chacun exhalait au ciel sa romance ou sa chanson, et n'en vivait que mieux et plus allègrement, de toutes les saines et énergiques facultés de l'ame et du corps. Ici, à cette autre phase extrême de la société, il se crée une situation inverse. La faculté poétique qui, aux époques intermédiaires, s'était successivement amortie et calmée dans beaucoup d'organisations occupées ailleurs, et s'était tenue en quelques hautes organisations couronnées, cette faculté revient avec

une sorte de recrudescence, et se remue, se loge dans un nombre croissant de jeunes ames. Elle y revient, non plus comme faculté heureuse et naturelle, mais comme une maladie pénétrante, subtile, une affliction plutôt qu'un don, une rosée amère à des tempes douloureuses. La finesse naïve de ces ames sensibles, passionnées, saintement ambitieuses, en opposition avec l'atmosphère inclemente où elles vivent, s'altère bientôt et contracte presque immanquablement une irritation, une âcreté cachée, qui passe dans l'art, et que la sérénité des belles œuvres précédentes ne connaissait pas. Les œuvres nouvelles, qui sortent de ces luttes infinies, de ces mondes intérieurs de souffrances, d'analyses, de pointillemens, peuvent être belles encore, belles comme des filles engendrées et portées dans les angoisses, belles de la blancheur des marbres, de complexion bleuàtre, veinées, perlées et nacrées, mais sans une certaine vie primitive et saine.

Si les œuvres de la poésie primitive, non encore arrivée à une culture régulière, peuvent se comparer à des fruits sauvages, assez âpres ou quelquefois fort doux, produits par des arbres francs et détachés au hasard sous la brise; si, au milieu de cette nature agreste, quelques grands poèmes divins, formés on ne sait d'où, semblent tomber des jardins fabuleux des Hespérides; si les œuvres de la poésie régulièrement cultivée sont comme ces magnifiques fruits savoureux, mûris et récoltés dans les vergers des nations puissantes et des rois, on peut prétendre que les œuvres de cette poésie des époques encombrées et déjà grėlées ne sont pas des fruits, à vrai dire; ce sont des produits rares, précieux peut-être, mais non pas nourrissans. Il y a dans les fleurs des couleurs brillantes et des beautés qui sont de véritables dégénérations déguisées. La perle, si chère aux poètes, n'est rien autre chose, dit-on, qu'une production maladive d'un habitant des coquilles sous-marines, qui répare, comme il peut, son enveloppe entamée. L'encens, non moins cher à la poésie, et qui par son parfum rappelle si bien celui de quelques œuvres mystiquement exquises dont nous aurons à parler, l'encens lui-même n'est guère qu'une aberration de la vraie sève, un trésor lent sorti d'une blessure, et douloureux sans doute au tronc qui le distille. Si l'art, la poésie, se doivent jamais appeler le produit précieux d'un

mal caché, ce n'est pas de l'art, de la poésie d'Homère et de Sophocle, ni celle de Dante, ni de celle de Shakspeare, de Molière et de Racine, qu'on peut dire cela: ces sortes de poésies, quelque travaillées qu'elles semblent, demeurent toujours le riche et heureux couronnement de la nature, ramis felicibus arbos; mais c'est bien de la poésie de Jean-Jacques, de Cowper, de Chatterton, du Tasse déjà, de Gilbert, de Werther, d'Hoffmann, et de son musicien Kreisler, et de son peintre Berthold de l'Église des Jésuites, et de son peintre Traugott de la Cour d'Arthus; c'est de toutes ces poésies, et c'est aussi de celle de Stello, qu'on peut à bon droit le dire.

M. de Vigny n'a pas été seulement, dans Stello et dans Chatterton, le plus fin, le plus délié, le plus émouvant monographe et peintre de cette incurable maladie de l'artiste aux époques comme la nôtre, il a été et il est poète; il a commencé par être poète pur, enthousiaste, confiant, poète d'une poésie blonde et ingénue. Ce scalpel qu'il tient si bien, qu'il dirige si sûrement le long des moindres nervures du cœur ou du front, il l'a pris tard, après l'épée, après la harpe; il a tenté d'être, entre tous ceux de son âge, poète antique, barde biblique, chevalier-trouvère. Quelle blessure profonde l'a donc fait se détourner? Comment l'affection, le mal sacré de l'art, la science successive de la vie, ont-elles par degrés amené en lui cette transformation ou du moins cette alliance du poète au savant, de celui qui chante à celui qui analyse? Quel réseau d'intimes et inexplicables douleurs a d'abord longuement dessiné en lui toutes ces fibres ramifiées et déliées du poète souffrant qu'il devait plus tard mettre à nu? Pour nous, qui l'admirons sous ses deux formes et qui espérons que l'une n'a pas irrévocablement remplacé l'autre, nous essaierons de le suivre dans sa belle vie de poète recouverte et compliquée, de le conduire du point de départ jusqu'à son œuvre nouvelle d'aujourd'hui.

Le comte Alfred de Vigny est né à Loches en Touraine, vers 98, d'un père ancien officier de cavalerie, qui avait fait la guerre de sept ans, et avait même rapporté des fraîcheurs du bivouac une sciatique opiniâtre qui pliait sa taille, spirituel d'ai!leurs et ami des lettres, en un mot Alfred gai comme me disait quelqu'un qui l'a connu. Sa mère est de Beauce; des deux côtés,

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