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rendu son chant baroque et ses transitions dures. S'il eût eu la force d'imaginer le vrai récitatif, et de le faire passer chez cette troupe moutonnière, je crois qu'il y eût pu exceller.

Il est le premier qui ait fait des symphonies et des accompagnements travaillés, et il en a abusé. L'orchestre de l'Opéra ressembloit, avant lui, à une troupe de quinze-vingts attaquée de paralysie. Il les a un peu dégourdis. Ils assurent qu'ils ont actuellement de l'exécution; mais je dis, moi, que ces gens-là n'auront jamais ni goût ni ame. Ce n'est encore rien d'être ensemble, de jouer fort ou doux, et de bien suivre un acteur. Renforcer, adoucir, appuyer, dérober des sons, dérober des sons, selon que le bon goût ou l'expression l'exigent; prendre l'esprit d'un accompagnement, faire valoir et soutenir des voix, c'est l'art de tous les orchestres du monde, excepté celui de notre Opéra.

Je dis que M. Rameau a abusé de cet orchestre tel quel. Il a rendu ses accompagnements si confus, si chargés, si fréquents, que la tête a peine à tenir au tintamarre continuel de divers instruments pendant l'exécution de ces opéra, qu'on auroit tant de plaisir à entendre s'ils étourdissoient un peu moins les oreilles. Cela fait que l'orchestre, à force d'être sans cesse en jeu, ne saisit, ne frappe jamais, et manque presque toujours son effet.

Il faut qu'après une scène de récitatif un coup d'archet inattendu réveille le spectateur le plus distrait, et le force d'être attentif aux images que l'auteur va lui présenter, ou de se prêter aux sentiments qu'il veut exciter en lui. Voilà ce qu'un orchestre ne fera point, quand il ne cesse de racler.

Une autre raison plus forte contre les accompagnements trop travaillés, c'est qu'ils font tout le contraire de ce qu'ils devroient faire. Au lieu de fixer plus agréablement l'attention du spectateur, ils la détruisent en la partageant. Avant qu'on me persuade que c'est une belle chose que trois ou quatre dessins en tassés l'un sur l'autre par trois ou quatre espèces d'instruments, il faudra qu'on me prouve que trois ou quatre actions sont nécessaires dans une comédie. Toutes ces belles finesses de l'art, ces imitations, ces doubles dessins, ces basses contraintes, ces contre-fugues, ne sont que des monstres difformes, des monuments du mauvais goût, qu'il faut reléguer dans les cloîtres comme dans leur dernier asile.

Pour revenir à M. Rameau, et finir cette digression, je pense que personne n'a mieux que lui saisi l'esprit des détails, personne n'a mieux su l'art des contrastes; mais en même temps personne n'a moins su donner à ses opéra cette unité si savante et si desirée; et il est peut-être le seul au monde

qui n'ait pu venir à bout de faire un bon ouvrage de plusieurs beaux morceaux fort bien arrangés.

Et ungues

Exprimet, et molles imitabitur ære capillos;
Infelix operis summâ, quia ponere totum
Nesciet.

HOR., de Art. poet., v. 32.

la

Voilà, monsieur, ce que je pense des ouvrages du célèbre M. Rameau, auquel il faudroit que nation rendît bien des honneurs pour lui accorder ce qu'elle lui doit. Je sais fort bien que ce jugement ne contentera ni ses partisans ni ses ennemis : aussi n'ai-je voulu que le rendre équitable, et je vous le propose, non comme la règle du vôtre, mais comme un exemple de la sincérité avec laquelle il convient qu'un honnête homme parle des grands talents qu'il admire, et qu'il ne croit pas sans défaut.

J'approuve votre goût pour tout ce qui porte l'empreinte du génie; mais si vous en croyez l'avis d'un homme sincère et qui a quelque expérience, pour l'honneur des arts, et la pureté de vos plaisirs, tenez-vous-en à l'admiration des ouvrages, et ne desirez jamais d'en connoître les auteurs. Vous vivrez dans des sociétés où vous ne trouverez que cabales et enthousiastes, et dont tous les membres savent déja très décidément s'ils trouveront bons

ou mauvais des ouvrages qui sont encore à faire: garantissez-vous de tout ce vil fanatisme comme d'un vice fatal au jugement et capable même de souiller le cœur à la longue. Que votre esprit reste toujours aussi libre que votre ame; souvenez-vous des justes railleries de Platon sur cet acteur que les vers d'un seul poëte mettoient hors de lui, et qui n'étoit que glace à la lecture de tous les autres; et sachez qu'il n'y a point d'homme au monde, quelque génie qu'il puisse avoir, qui soit en droit d'asservir votre raison, pas même M. de Voltaire, le maître dans l'art d'écrire de tous les hommes vivants. En un mot, je veux vous voir parcourant la Henriade, quand le cœur vous palpitera et que vous vous sentirez touché, transporté d'admiration, oser vous écrier en versant des larmes : Non, grand homme, vous n'êtes point encore le rival d'Homère.

Pardonnez-moi, monsieur, un zèle peut-être indiscret, mais dicté par l'estime que ceux de vos écrits que j'ai vus m'ont inspirée pour vous. Le public les a jugés et applaudis, et y a reconnu avec plaisir l'homme d'esprit et de goût; quant à moi, j'ai cru, avec beaucoup plus de plaisir encore, y reconnoître le vrai philosophe et l'ami des hommes. Continuez donc d'aimer et de cultiver des talents qui vous sont chers et dont vous faites un bon mais n'oubliez pas pourtant de jeusage;

ter de temps en temps sur tout cela le coup d'œil du sage, et de rire quelquefois de tous ces jeux d'enfants.

Je suis, etc.

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