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qu'ils sont tous égaux? Il n'est pas temps d'entrer ici dans une longue dissertation à ce sujet ; je voudrois au moins vous faire convenir qu'il y a bien des différences dans les parties requises, dans les difficultés à surmonter, et que le génie étroit qui fait un fort bel adagio est bien loin du puissant génie qui ose expliquer l'univers.

J'aime la musique peut-être autant que vous, mais je n'en aime pas moins le mot de Philippe qui faisoit honte à son fils de chanter si bien; il ne lui eût pas fait honte d'être aussi savant que son maître. Vous me citerez peut-être un roi qui joue de la flûte, et je vous répondrai que ce n'est pas sans peine qu'il s'est acquis le droit d'en jouer.

Donnez-moi seulement du goût et des organes, je vais danser comme Dupré, ou chanter comme Jelyotte. Joignez au goût de la science et de l'imagination, je ferai un opéra comme Rameau. Pour composer un roman passable, il faut encore une grande connoissance du cœur humain et des extravagances de l'amour. La dialectique, et c'est un talent comme les autres, est nécessaire avec tout cela pour dialoguer une bonne tragédie : ce ne sera point encore assez pour faire un livre de philosophie, si vous n'avez un esprit juste, élevé, pénétrant, et exercé à la méditation. Le bon général doit être robuste, courageux, prudent, ferme, éloquent, prévoyant, et fertile en ressources. En

ÉCRITS SUR LA MUSIQUE.

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fin, toutes ces qualités, je dis toutes sans exception, et, par-dessus toutes encore, une ame grande et sublime, maîtresse de ses passions, et une inouïe excellence de vertu, voilà les talents que celui qui gouverne un peuple est obligé d'avoir. Les talents ne sont donc pas égaux par leur nature; ils le sont beaucoup moins encore par leur objet. Tous les objets sont bons pour amuser, gâter ou désoler les hommes. Ce dernier seul est fait pour les rendre heureux. Cela décide la question, ce me semble.

Le critique vous avertit encore de ne point vous montrer partial, et il vous dit cela au sujet de Rameau. C'est un autre avis très sage dont je le remercie pour vous. Ce sera aussi le sujet du dernier article de ma lettre; car je me fais un vrai plaisir de commenter votre commentateur.

Je voudrois d'abord tâcher de fixer à-peu-près l'idée qu'un homme raisonnable et impartial doit avoir des ouvrages de M. Rameau; car je compte pour rien les clabauderies des cabales pour et contre. Quant à moi, j'en pourrois mal juger par défaut de lumières; mais si la raison ne se trouve pas dans ce que j'en dirai, l'impartialité s'y trouvera sûrement, et ce sera toujours avoir fait le plus difficile.

Les ouvrages théoriques de M. Rameau ont ceci de fort singulier, qu'ils ont fait une grande for

ce n'est

tune sans avoir été lus, et ils le seront bien moins désormais, depuis qu'un philosophe' a pris la peine d'écrire le sommaire de la doctrine de cet auteur. Il est bien sûr que cet abrégé anéantira les originaux, et avec un tel dédommagement on n'aura aucun sujet de les regretter. Ces différents ouvrages ne renferment rien de neuf ni d'utile, que le principe de la basse fondamentale: mais pas peu de chose que d'avoir donné un principe, fût-il même arbitraire, à un art qui sembloit n'en point avoir, et d'en avoir tellement facilité les règles, que l'étude de la composition, qui étoit autrefois une affaire de vingt années, est à présent celle de quelques mois. Les musiciens ont saisi avidement la découverte de M. Rameau, en affectant de la dédaigner. Les élèves se sont multipliés avec une rapidité étonnante; on n'a vu de tous côtés que petits compositeurs de deux jours, la plupart sans talent, qui faisoient les docteurs aux dépens de leur maître; et les services très réels, très grands, et très solides que M. Rameau a rendus à la musique, ont en même temps amené cet inconvénient, que la France s'est trouvée inondée de mauvaise musique et de mauvais musiciens, parceque chacun croyant connoître

'M. d'Alembert.

2 Ce n'est point par oubli que je ne dis rien ici du prétendu principe physique de l'harmonie.

toutes les finesses de l'art dès qu'il en a su les éléments, tous se sont mêlés de faire de l'harmonie, l'oreille et l'expérience leur eussent

avant que
appris à discerner la bonne.

A l'égard des opéra de M. Rameau, on leur a d'abord cette obligation, d'avoir les premiers élevé le théâtre de l'Opéra au-dessus des tréteaux du Pont-Neuf. Il a franchi hardiment le petit cercle de très petite musique autour duquel nos petits musiciens tournoient sans cesse depuis la mort du grand Lulli; de sorte que quand on seroit assez injuste pour refuser des talents supérieurs à M. Rameau, on ne pourroit au moins disconvenir qu'il ne leur ait en quelque sorte ouvert la carrière, et qu'il n'ait mis les musiciens qui viendront après lui à portée de déployer impunément les leurs; ce qui assurément n'étoit pas une entreprise aisée. Il a senti les épines; ses successeurs cueilleront les roses.

On l'accuse assez légèrement, ce me semble, de n'avoir travaillé que sur de mauvaises paroles; d'ailleurs, pour que ce reproche eût le sens commun, il faudroit montrer qu'il a été à portée d'en choisir de bonnes. Aimeroit-on mieux qu'il n'eût rien fait du tout? Un reproche plus juste est de n'avoir pas toujours entendu celles dont il s'est chargé, d'avoir souvent mal saisi les idées du poëte, ou de n'en avoir pas substitué de plus con

venables, et d'avoir fait beaucoup de contre-sens. Ce n'est pas sa faute s'il a travaillé sur de mauvaises paroles; mais on peut douter s'il en eût fait valoir de meilleures. Il est certainement, du côté de l'esprit et de l'intelligence, fort au-dessous de Lulli, quoiqu'il lui soit presque toujours supérieur du côté de l'expression. M. Rameau n'eût pas plus fait le monologue de Roland', que Lulli celui de Dardanus.

Il faut reconnoître dans M. Rameau un très grand talent, beaucoup de feu, une tête bien sonnante, une grande connoissance des renversements harmoniques et de toutes les choses d'effet; beaucoup d'art pour s'approprier, dénaturer, orner, embellir les idées d'autrui, et retourner les siennes ; assez peu de facilité pour en inventer de nouvelles ; plus d'habileté que de fécondité, plus de savoir que de génie, ou du moins un génie étouffé par trop de savoir; mais toujours de la force et de l'élégance, et très souvent du beau chant.

Son récitatif est moins naturel, mais beaucoup plus varié que celui de Lulli; admirable dans un petit nombre de scènes, mauvais presque partout ailleurs : ce qui est peut-être autant la faute du genre que la sienne; car c'est souvent pour avoir trop voulu s'asservir à la déclamation qu'il a

Acte IV, scène !.

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