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à l'égard des autres; ce qui est très évident dans la musique grecque, dont toutes les mesures n'étoient que les formules d'autant de rhythmes fournis par tous les arrangements des syllabes longues ou brèves, et des pieds dont la langue et la poésie étoient susceptibles. De sorte que, quoiqu'on puisse très bien distinguer dans le rhythme musical la mesure de la prosodie, la mesure du vers, et la mesure du chant, il ne faut pas douter que la musique la plus agréable, ou du moins la mieux cadencée, ne soit celle où ces trois mesures concourent ensemble le plus parfaitement qu'il est possible.

Après ces éclaircissements je reviens à mon hypothèse, et je suppose que la même langue dont je viens de parler eût une mauvaise prosodie, peu marquée, sans exactitude et sans précision; que les longues et les brèves n'eussent pas entre elles, en durées et en nombres, des rapports simples et `propres à rendre le rhythme agréable, exact, régulier; qu'elle eût des longues plus ou moins longues les unes que les autres, des brèves plus ou moins brèves, des syllabes ni brèves ni longues, et que les différences des unes et des autres fussent indéterminées et presque incommensurables: il est clair que la musique nationale, étant contrainte de recevoir dans sa mesure les irrégularités de la prosodie, n'en auroit qu'une fort vague, inégale

et très peu sensible; que le récitatif se sentiroit sur-tout de cette irrégularité, qu'on ne sauroit presque comment y faire accorder les valeurs des .. notes et celles des syllabes; qu'on seroit contraint d'y changer de mesure à tout moment, et qu'on ne pourroit jamais y rendre les vers dans un rhythme exact et cadencé; que, même dans les airs mesurés, tous les mouvements seroient peu naturels et sans précision; que, pour peu de lenteur qu'on joignit à ce défaut, l'idée de l'égalité des temps se perdroit entièrement dans l'esprit du chanteur et de l'auditeur; et qu'enfin la mesure n'étant plus sensible, ni ses retours égaux, elle ne seroit assujettie qu'au caprice du musicien, qui pourroit, à chaque instant, la presser ou ralentir à son gré, de sorte qu'il ne seroit pas possible dans un concert de se passer de quelqu'un qui la marquât à tous, selon la fantaisie ou la commodité d'un seul.

C'est ainsi que les acteurs contracteroient tellement l'habitude de s'asservir la mesure, qu'on les entendroit même l'altérer à dessein dans les morceaux où le compositeur seroit venu à bout de la rendre sensible. Marquer la mesure seroit une faute contre la composition, et la suivre en seroit une contre le goût du chant: les défauts passeroient pour des beautés, et les beautés pour des défauts; les vices seroient établis en règles; et,

pour faire de la musique au goût de la nation, il ne faudroit que s'attacher avec soin à ce qui déplaît à tous les autres.

Aussi avec quelque art qu'on cherchât à couvrir les défauts d'une pareille musique, il seroit impossible qu'elle plût jamais à d'autres oreilles qu'à celles des naturels du pays où elle seroit en usage: à force d'essuyer des reproches sur leur mauvais goût, à force d'entendre dans une langue plus favorable de la véritable musique, ils chercheroient à en rapprocher la leur, et ne feroient que lui ôter son caractère et la convenance qu'elle avoit avec la langue pour laquelle elle avoit été faite. S'ils vouloient dénaturer leur chant, ils le rendroient dur, baroque, et presque inchantable; s'ils se contentoient de l'orner par d'autres accompagnements que ceux qui lui sont propres, ils ne feroient que marquer mieux sa platitude par un contraste, inévitable: ils ôteroient à leur musique la seule beauté dont elle étoit susceptible, en ôtant à toutes ses parties l'uniformité de caractère qui la faisoit être une; et en accoutumant les oreilles à dédaigner le chant pour n'écouter que la symphonie, ils parviendroient enfin à ne faire servir les voix que d'accompagnement à l'accompagne

ment.

Voilà par quel moyen la musique d'une telle nation se diviseroit en musique vocale et musique

instrumentale; voilà comment, en donnant des caractères différents à ces deux espèces, on en feroit un tout monstrueux. La symphonie voudroit aller en mesure; et le chant ne pouvant souffrir aucune gêne, on entendroit souvent dans les mêmes morceaux les acteurs et l'orchestre se contrarier et se faire obstacle mutuellement : cette incertitude et le mélange des deux caractères introduiroient dans la manière d'accompagner une froideur et une lâcheté qui se tourneroient tellement en habitude, que les symphonistes ne pourroient pas, même en exécutant de bonne musique, lui laisser de la force et de l'énergie. En la jouant comme la leur, ils l'énerveroient entièrement; ils feroient fort les doux, doux les fort, et ne connoîtroient pas une des nuances de ces deux mots. Cés autres mots, rinforzendo, dolce', risoluto, con gusto, spiritoso, sostenuto, con brio, n'auroient pas même de synonymes dans leur langue, et celui d'expression n'y auroit aucun sens: ils substitueroient je ne sais combien de petits ornements froids et maussades à la vigueur du coup d'archet. Quelque nombreux que fût l'orchestre, il ne feroit aucun effet, ou n'en feroit qu'un très désagréable. Comme l'exécution seroit toujours lâche, et que

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Il n'y a peut-être pas quatre symphonistes françois qui sachent la différence de piano et dolce; et c'est fort inutilement qu'ils la sauroient, car qui d'entre eux seroit en état de la rendre?

les symphonistes aimeroient mieux jouer proprement que d'aller en mesure, ils ne seroient jamais ensemble: ils ne pourroient venir à bout de tirer un son net et juste, ni de rien exécuter dans son caractère; et les étrangers seroient tout surpris que, à quelques uns près, un orchestre vanté comme le premier du monde seroit à peine digne des tréteaux d'une guinguette'. Il devroit naturellement arriver que de tels musiciens prissent en haine la musique qui auroit mis leur honte en évidence; et bientôt, joignant la mauvaise volonté au mauvais goût, ils mettroient encore du dessein prémédité dans la ridicule exécution dont ils auroient bien pu se fier à leur maladresse.

D'après une autre supposition contraire à celle que je viens de faire, je pourrois déduire aisément toutes les qualités d'une véritable musique, faite pour émouvoir, pour imiter, pour plaire, et pour porter au cœur les plus douces impressions de l'harmonie et du chant; mais, comme ceci nous écarteroit trop de notre sujet, et sur-tout des idées qui nous sont connues, j'aime mieux me borner à quelques observations sur la musique

' Comme on m'a assuré qu'il y avoit parmi les symphonistes de l'Opéra non seulement de très bons violons, ce que je confesse qu'ils sont presque tous, pris séparément, mais de véritablement honnêtes gens, qui ne se prêtent point aux cabales de leurs confrères pour mal servir le public, je me hâte d'ajouter ici cette distinction, pour réparer, autant qu'il est en moi, le tort que je puis avoir vis-à-vis de ceux qui la méritent.

ÉCTITS SUR LA MUSIQUE.

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