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pre, et qui se trouve toujours mêlé à celui que leurs amis peuvent tirer d'eux. Au lieu que ceux qui s'entreaiment par l'union au souverain bien, ne regardent pas leur bien propre, mais un bien commun à l'un et l'autre, et un bien dont la nature est en cela différente de celle de tout autre bien, qu'aucun ne peut l'avoir pour soi, s'il ne le désire aussi pour les autres, et s'il ne fait sincèrement tout ce qui dépend de lui pour les aider à y parvenir : ainsi, ceux qui sont unis à leurs amis par ce lien, cherchent réellement le bien et l'avantage de ceux qu'ils aiment ; et comme ils méprisent tout autre bien que ce seul qu'ils aiment uniquement et de tout leur cœur, ils sont bien plus disposés à donner et leurs biens et leur vie pour leurs amis, s'il en est besoin, que ne sauraient l'être ceux qui n'aiment que par l'amour-propre. Cette distinction des amitiés qui se lient par l'esprit des premières lois, de celles que fait l'amour-propre, n'est pas si exacte qu'on ne puisse dire que toute amitié soit ou entièrement de l'une ou entièrement de l'autre de ces deux espèces; car, dans le petit nombre de celles où se trove l'esprit des premières lois, il y en a peu de si accomplies que l'amour-propre n'y ait quelque part; et on voit même des amitiés où l'un des amis ne met que de l'amour-propre, quoique l'autre y soit conduit par un autre esprit; et toutes ces sortes d'amitiés s'assortissent à l'état présent de la société, selon les différentes dispositions de ceux qu'elles lient.

Il est facile de juger, par cette nature de l'amitié, que, comme c'est une liaison réciproque entre deux personnes, il y a bien de la différence entre l'amitié et l'amour que commande la seconde loi; car le devoir de cet amour est indépendant de l'amour réciproque de celui qu'on est obligé d'aimer : et quoique, de sa part, il n'aime point, ou que même il haïsse, la loi veut qu'on l'aime mais l'amitié ne pouvant se former que par un amour réciproque, elle n'est commandée à personne en particulier; car ce qui dépend de deux personnes, ne peut être matière de commandement à un des deux seul; et d'ailleurs, comme l'amitié ne peut se former que par l'attrait que chacun des amis trouve en son ami, personne n'est obligé de lier une amitié où cet attrait ne se trouve point. Et aussi ne voit-on aucune amitié qui n'ait pour fondement que les qualités que les amis cherchent l'un dans l'autre, et qui ne s'entretienne par les offices, les services, les bienfaits et les autres avantages qui font, en chaque ami, le mérite qui attire et entretient l'estime et l'amour de l'autre. C'est à cause de cette correspondance nécessaire entre les amis, que les amitiés ne se forment qu'entre les personnes qui, se rencontrant dans quelques engagements où ils s'approchent les uns des autres, se trouvent d'ailleurs dans des dispositions propres à les unir: comme l'égalité de condition, la conformité d'àge, de mœurs, d'inclination et de sentiments, la pente réciproque à aimer et à servir, et les autres semblables. Et on voit, au contraire, que les amitiés ne se lient et ne s'entretiennent que difficilement et assez rarement entre les personnes que ieur

condition, leur âge et les autres qualités distinguent; de sorte que l'état naturel de l'amitié ne s'y trouve pas, par le défaut des correspondances et de la liberté que doivent avoir les amis d'user l'un de l'autre.

Mais, quoiqu'il soit vrai que les amitiés ne son commandées à personne en particulier, elles ne laissent pas d'être une suite naturelle de la seconde loi; car, cette loi commandant à chacun d'aimer son prochain, elle renferme le commandement de l'amour mutuel (1); et, lorsque les engagements particuliers lient des personnes qui sont animées de l'esprit de cette loi, il se forme d'abord entre eux une union proportionnée aux devoirs réciproques des engagements où ils se rencontrent; et si chacun trouve dans l'autre des qualités propres à les unir plus étroitement, leur liaison forme l'amitié.

On trouve, par ces remarques sur la nature des amitiis, qu'elles ont deux caractères essentiels : l'un, qu'elles doivent être réciproques, et l'autre, qu'elles doivent être libres: elles sont réciproques, puisqu'elles ne peuvent se former que par l'amour mutuel de deux personnes; et elles sont libres, puisqu'on n'est pas obligé de se lier à ceux qui n'ont pas les qualités qui peuvent former l'amitié. Il s'ensuit de ces deux caractères des amitiés que, devant être réciproques et libres, on est toujours dans la liberté de ne pas s'engager dans des amitiés, et qu'on doit même éviter celles qui pourraient avoir de mauvaises suites; et il s'ensuit aussi que les amitiés les plus solides et les plus étroites peuvent s'affaiblir et s'anéantir, si la conduite de l'un des amis y donne sujet; et non-seulement les refroidissements et les ruptures ne sont pas illicites, mais quelquefois même ils sont nécessaires, et par conséquent justes à l'égard de celui des amis qui ne manque, de sa part, à aucun devoir; ainsi, lorsqu'un des amis viole l'amitié, ou par quelque infidélité, ou manquant à ses devoirs essentiels, où exigeant des choses injustes, il est libre à l'autre de ne plus considérer comme ami celui qui, en effet, a cessé de l'être; et, selon les causes des refroidissements et des ruptures, on pent ou rompre l'amitié, ou la dissoudre sans rupture, pourvu seulement que celui qui en a un juste sujet de la part de l'autre, n'en donne point de la sienne, et que, dans ce changement, il conserve, au lieu de l'amitié, cette autre espèce d'amour dont rien ne dispense.

Tous ces caractères de l'amitié, qu'il est libre de former et libre de rompre, et qui ne subsistent que par la correspondance mutuelle des deux amis, font voir qu'on ne peut donner le nom d'amitié à l'amour qui unit le mari et la femme, ni à celui qui lie les parents à leurs enfants, et les enfants à leurs parents; car ces liaisons forment un amour d'une autre nature, bien différent de celui qui fait l'amitié et qui est bien plus fort; et, quoiqu'il soit vrai que le mari et la femme se choisissent l'un l'autre, et s'engagent librement dans.

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le mariage, leur union étant formée, elle devient nécessaire et indissoluble.

On voit bien aussi quelles sont les différences qui distinguent l'amitié de l'amour des parents envers les enfants et des enfants envers les parents; car, outre que cet amour n'est pas réciproque pendant que les enfants ne sont pas encore capables d'aimer, il a d'autres caractères qui font assez voir qu'il est d'une nature toute différente de celle des amitiés; et, quoique le choix des personnes ne s'y trouve pas, il a d'autres fondements bien plus solides que les amitiés les plus fermes et les plus étroites. Ce qu'on vient de remarquer des distinctions entre les amitiés, et l'amour que forment les liaisons du mariage et de la naissance, ne s'étend pas à l'amour des frères et des autres proches; car, encore que la nature forme entre eux une liaison sans leur propre choix, qui les oblige naturellement à l'amour mutuel, cet engagement n'est suivi de l'amitié que lorsqu'ils trouvent l'un dans l'autre de quoi la fonder. Mais, lorsque la proximité se trouve jointe aux autres qualités qui font les amis, les amitiés des frères et des autres proches sont beaucoup plus fermes que celles des autres.

On voit, par ce peu de remarques générales sur les amitiés, quelle est leur nature et les principes qui en dépendent; mais, comme ce n'est pas une matière des lois civiles, on ne doit pas entrer dans le détail des règles particulières des devoirs des amis; il suffit d'avoir remarqué sur les amitiés, ce qui s'en rapporte à l'ordre de la société et on voit que, comme les amitiés naissent des diverses liaisons qui assemblent les hommes, elles sont en même temps les sources d'une infinité d'offices et de services qui entretiennent ces liaisons mêmes, et qui contribuent en mille manières à l'ordre et aux usages de la société, et par l'union des amis entre cux et par les avantages que chaque personne peut trouver dans les liaisons qu'ont ses amis à d'autres personnes.

Pour achever le plan de la société, il reste de donner l'idée des successions qui la perpétuent, et celle des troubles qui en blessent l'ordre; et on verra ensuite comment Dieu la fait subsister dans l'état présent.

CHAPITRE VII.

DES SUCCESSIONS.

On ne parle pas ici des successions pour entrer dans le détail de cette matière, mais pour en donner seulement la vue dans le plan de la société où elle doit être distinguée; parce que les successions font une grande partie de ce qui se passe dans la société, et qu'elles font une des plus amples matières des lois civiles.

L'ordre des successions est fondé sur la nécessité de continuer et de transmettre l'état de la société, de la génération qui passe à celle qui suit; ce qui se fait insensiblement, faisant succéder de certaines personnes à la place de ceux qui meurent pour entrer dans leurs droits, dans leurs charges et dans leurs rela

tions et engagements qui peuvent passer à des suc

cesseurs.

Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer les différentes manières de succéder; soit par l'ordre naturel et celui des lois qui appellent aux successions les descendants, les ascendants et les autres proches, ou par la volon té de ceux qui meurent et qui nomment des héritiers. On verra, dans le plan des matières du droit, la distinction de ces manières de succéder, et l'ordre du détail de la matière des successions; et il faut seulement remarquer ici que les successions doivent être distinguées des engagements qui ont fait la matière des chapitres précédents; car, encore que les successions fassent un engagement où entrent ceux qui succèdent à d'autres, qui les oblige à leurs charges, å leurs dettes et aux autres suites, ce n'est pas sous l'idée des engagements qu'il faut considérer les successions, mais elles doivent être regardées par la vue du changement qui fait passer les biens, les droits, les charges, les engagements de ceux qui meurent à leurs successeurs; ce qui renferme une diversité de matières d'un si grand détail, qu'elles feront une des deux parties du livre des lois civiles.

CHAPITRE VIII.

DE TROIS SORTES DE TROUBLES QUI BLESSENT L'ORDRE DE LA SOCIÉTÉ.

On voit, dans la société, trois sortes de troubles qui en blessent l'ordre les procès, les crimes, les guerres.

Les procès sont de deux sortes, selon les deux manières dont les hommes se divisent et entreprennent les uns sur les autres : ceux qui ne regardent que le simple intérêt, qu'on appelle procès civils; et ceux qui sont les suites des querelles, des délits, des crimes, qu'on appelle procès criminels; c'est assez de remarquer ici en général que toutes sortes de procès font une des matières des lois civiles, qui règlent les manières dont les procès s'intentent, s'instruisent et se terminent, ce qui s'appelle l'ordre judiciaire.

Les crimes et les délits sont infinis, selon qu'ils regardent différemment l'honneur, la personne, les biens et la punition des crimes est encore une matière des lois civiles, qui ont pourvu par trois différentes vues à les réprimer: l'une, de corriger les coupables; l'autre, de réparer, autant qu'il se peut, les maux qu'ils ont faits; et la troisième, de retenir les méchants par l'exemple des punitions; et c'est par ces trois vues que les lois ont proportionné les peines aux crimes et aux divers délits.

Les guerres sont une suite ordinaire des différends qui arrivent entre les souverains de deux nations qui, étant indépendants les uns des autres, et n'ayant pas de juges communs, se font eux-mêmes justice par la force des armes, quand ils ne peuvent ou ne veulent pas avoir de médiateurs qui fassent leur paix; car alors ils prennent pour lois et pour décisions de leurs différends les événements que Dieu donne aux guerres. Il y a aussi une autre sorte de guerres qui ne sont

qu'un pur effet de la violence et des entreprises d'un prince ou d'un état sur ses voisins: et il y en a enfin qui ne sont que des rébellions des sujets révoltés contre leurs princes. Les guerres ont leurs lois dans le droit de gens, et il y a des suites de guerre qui sont des matières des lois civiles.

Il ne reste, pour finir le plan de la société, que de considérer comment elle subsiste dans l'état présent, avec si peu d'usage de l'esprit des premières lois qui devaient en être l'unique lien.

CHAPITRE IX.

DE L'ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ APRÈS La chute de L'HOMME, ET COMMENT DIEU LA FAIT SUBSISTER.

Tout ce qu'on voit dans la société de contraire à l'ordre, est une suite naturelle de la désobéissance de l'homme à la première loi qui lui commande l'amour de Dieu; car, comme cette loi est le fondement de la seconde, qui commande aux hommes de s'aimer entre eux, l'homme n'a pu violer la première de ces deux lois sans tomber en même temps dans un état qui l'a porté à violer aussi la seconde, et à troubler par conséquent la société. La première loi devait unir les hommes dans la possession du souverain bien; et ils trouvaient dans ce bien deux perfections qui devaient faire leur commune félicité : l'une, qu'il peut être possédé de tous; et l'autre, qu'il peut faire le bonheur entier de chacun. Mais, l'homme ayant violé la première loi, et s'étant égaré de la véritable félicité qu'il ne pouvait trouver qu'en Dieu seul, il l'a recherchée dans les biens sensibles où il a trouvé deux défauts opposés à ces deux caractères du souverain bien : l'un, que ces biens ne peuvent être possédés de tous; et l'autre, qu'ils ne peuvent faire le bonheur d'aucun; et c'est un effet naturel de l'amour et de la recherche des biens où se trouvent ces deux défauts, qu'ils portent à la division ceux qui s'y attachent; car, comme l'étendue de l'esprit et du cœur de l'homme, formé pour la possession d'un bien infini, ne saurait être remplie de ces biens bornés qui ne peuvent être à plusieurs, ni suffire à un seul pour le rendre heureux, c'est une suite de cet état où l'homme s'est mis, que ceux qui mettent leur bonheur à posséder des biens de cette nature, venant à se rencontrer dans la recherche des mêmes objets, se divisent entre eux, et violent toutes sortes de liaisons et d'engagements, selon les engagements contraires où les met l'amour du bien qu'ils recherchent.

C'est ainsi que l'homme, ayant mis d'autres biens à la place de Dieu qui devait être son unique bien et qui devait faire sa félicité, a fait de ces biens apparents, son bien souverain, où il a placé son amour et où il a établi sa béatitude, ce qui est en faire sa divinité (1); et c'est ainsi que, par l'éloignement de ce seul vrai bien, qui devait unir les hommes, leur égarement à la recherche d'autres biens les a divisés (2). C'est

(1) Quorum si specie delectati, deos putaverunt. Sup. 13, 3.

(2) Unde bella et lites in vobis? Nonne hinc? ex concupiscentiis vestris. Jacob, epist. 4, 1. Concupisci

donc le déréglement de l'amour qui a déréglé la société et, au lieu de cet amour mutuel, dont le caractère était d'unir les hommes dans la recherche de leur bien commun, on voit régner un autre amour tout opposé, dont le caractère lui a justement donné le nom d'amour-propre; parce que celui en qui cet amour domine ne recherche que des biens qu'il se rend propres, et qu'il n'aime dans les autres que ce qu'il en peut rapporter à soi. C'est le venin de cet amour qui engourdit le cœur de l'homme et l'appesantit; et qui, ôtant à ceux qu'il possède la vue et l'amour de leur vrai bien, et bornant toutes leurs vues et tous leurs désirs au bien particulier où il les attache, est comme une peste universelle et la source de tous les maux qui inondent la société; de sorte qu'il semble que, comme l'amour-propre en ruine les fondements, il devait la détruire; ce qui oblige à considérer de quelle manière Dieu soutient la société dans le déluge des maux qu'y fait l'amour-propre.

On sait que Dieu n'a laissé arriver le mal, que parce qu'il était de sa toute-puissance et de sa sagesse d'en tirer le bien, et un plus grand bien que n'aurait été un état de bien sans aucun mélange de maux. La religion nous apprend les biens infinis que Dieu a tirés d'un aussi grand mal que l'état où le péché avait réduit l'homme, et que le remède incompréhensible dont Dieu s'est servi pour l'en retirer, l'a élevé dans un état plus heureux que celui qui avait précédé sa chute. Mais, au lieu que Dieu a fait ce changement par une bonne cause et qui n'est que de lui, on voit dans sa conduite sur la société, que d'une aussi méchante cause que notre amour-propre, et d'un poison si contraire à l'amour mutuel qui devait être le fondement de la société, Dieu en a fait un des remèdes qui la font subsister; car, c'est de ce principe de division qu'il a fait un lien qui unit les hommes en mille manières, et qui entretient la plus grande partie des engagements. On pourra juger de cet usage de l'amour-propre dans la société, et du rapport d'une telle cause à un tel effet par les réflexions qu'il sera facile de faire sur la remarque qui suit. La chute de l'homme ne l'ayant pas dégagé de ses besoins, et les ayant au contraire multipliés, elle a aussi augmenté la nécessité des travaux et des commerces, et en même temps la nécessité des engagements et des liaisons; car, aucun ne pouvant se suffire seul, la diversité des besoins engage les hommes à une infinité de liaisons, sans lesquelles ils ne pourraient vivre. Cet état des hommes porte ceux qui ne se conduisent que par l'amour-propre, à s'assujettir aux travaux, aux commerces et aux liaisons que leurs besoins rendent nécessaires; et pour se les rendre utiles, et y ménager, et leur honneur et leur intérêt, ils y gardent la bonne foi, la fidélité, la sincérité; de sorte que l'amour-propre s'accommode à tout pour s'accommoder de tout; et il sait si bien assortir ses différentes démarches à toutes ses vues, qu'il se plie à tous les devoirs, jus

tis, et non habetis occiditis, et zelatis, et non potestis adipisci litigatis, et belligeratis. Id. 2.

qu'à contrefaire toutes les vertus; et chacun voit dans les autres, et s'il s'étudiait, verrait en soi-même ces manières si fines que l'amour-propre sait mettre en usage pour se cacher et s'envelopper sous les apparences des vertus mêmes qui lui sont le plus opposées. On voit donc, dans l'amour-propre, que ce principe de tous les maux est dans l'état présent de la société une cause d'où elle tire une infinité de bons effets qui, de leur nature, étant de vrais biens, devraient avoir un meilleur principe; et qu'ainsi on peut regarder ce venin de la société comme un remède dont Dieu s'est servi pour la soutenir; puisqu'encore qu'il ne produise en ceux qu'il anime que des fruits corrompus, il donne à la société tous ces avantages.

Toutes les autres causes dont Dieu se sert pour faire subsister la société, sont différentes de l'amour-propre en ce qu'au lieu que l'amour-propre est un vrai mal dont Dieu tire de bons effets, les autres sont des fondements mutuels de l'ordre; et on peut en remarquer quatre de différents genres, qui comprennent tout ce qui maintient la société : le premier, est la religion, qui fait tout ce qu'on peut voir dans le monde qui soit réglé par l'esprit des premières lois ; le second, est la conduite secrète de Dieu sur la société dans tout l'univers; le troisième, est l'autorité que Dieu donne aux puissances; le quatrième, est cette lumière restée à l'homme après sa chute, qui lui fait connaître les règles naturelles de l'équité; et c'est par ce dernier qu'il faut commencer pour remonter aux autres.

C'est cette lumière de la raison qui, faisant sentir à tous les hommes les règles communes de la justice et et de l'équité, leur tient lieu d'une loi (1), qui est restée dans tous les esprits, au milieu des ténèbres que l'amour-propre y a répandues; ainsi, tous les hommes ont dans l'esprit les impressions de la vérité et de l'autorité de ces lois naturelles, qu'il ne faut faire tort à personne; qu'il faut rendre à chacun ce qui lui appartient; qu'il faut être sincère dans les engagements, fidèle à exécuter ses promesses, et d'autres règles semblables de la justice et de l'équité; car la connaissance de ces règles est inséparable de la raison, ou plutôt la raison n'est elle-même que la vue et l'usage de toutes ces règles. Et quoique cette lumière de la raison, qui donne la vue de ces vérités à ceux même qui en ignorent les premiers principes, ne règne pas en chacun de telle sorte qu'il en fasse la règle de sa conduite, elle règne en tous de telle manière, que les plus injustes aiment assez la justice pour condamner l'injustice des autres et pour la haïr, et chacun ayant intérêt que les autres gardent ces règles, la multitude prend leur parti pour y assujettir ceux qui y résistent et qui font tort aux autres ce qui fait sentir que Dieu a gravé dans tous les esprits cette espèce de connaisance et d'amour de la justice, sans quoi la société ne pouvait durer; et

(1) Cùm enim gentes, quæ legem non habent, naturaliter ca quæ legis sunt faciunt, ejusmodi legem non habentes ipsi sibi sunt lex. Rom. 2, 14.

Ratio naturalis, quasi lex quædam tacita, l. 7, ff. de bon. damn.

c'est par cette connaissance des lois naturelles, que ies nations même qui ont ignoré la religion, ont fait subsister leur société.

Cette lumière de la raison que Dieu donne à tous les hommes, et ces bons effets qu'il tire de leur amourpropre, sont des causes qui contribuent à soutenir la société des hommes par les hommes mêmes. Mais on doit y reconnaître un fondement plus essentiel et bien plus solide, qui est la conduite de Dieu sur les hommes, et cet ordre où il conserve la société dans tous les temps et dans tous les lieux, par sa toute-puissance et par sa sagesse. C'est par la force infinie de cette toutepuissance que, contenant l'univers comme une goutte d'eau et un grain de sable (1), il est présent à tout; et c'est par la douceur de cette sagesse qu'il dispose et ordonne tout (2). C'est par sa providence universelle sur le genre humain qu'il partage la terre aux hommes, et qu'il distingue les nations par cette diversité d'empires, de royaumes, de républiques et d'autres états; qu'il en règle et l'étendue et la durée par les événements qui leur donnent leur naissance, leurs progrès, leur fin; et que, parmi tous ces changements, il forme et soutient la société civile dans chaque état, par les distinctions qu'il fait des personnes pour remplir tous les emplois et toutes les places, et par les autres manières dont il règle tout (3).

C'est cette même providence qui, pour maintenir la société, y établit deux sortes de puissances propres à contenir les hommes dans l'ordre de leurs engagements. La première, est celle des puissances naturelles, qui regardent les engagements mutuels, comme est la puissance que donne le mariage au mari sur la femme (4), et celle que donne la naissance aux parents sur leur enfants (5). Mais ces puissances étant bornées dans les familles, et restreintes à l'ordre de ces engagements naturels, il a été nécessaire qu'il y eût une autre sorte de puissance d'une autorité plus générale et plus étendue; et comme la nature qui distingue le mari de la femme, et les parents des enfants, ne distingue pas de même les autres hommes, mais les rend égaux (6), Dieu en distingue quelques-uns pour leur donner une autre sorte de puissance, dont le ministère s'étend à l'ordre universel de toutes les espèces d'engagements, et à tout ce qui regarde la société; et il donne différemment cette puissance dans les royaumes, dans les républiques et dans les autres états, aux rois, aux princes et aux autres personnes

(1) Ecce gentes quasi stilla situle, et quasi momentum stateræ reputatæ sunt: ecce insula quasi pulvis exiguus. Is. 40, 15.

(2) Attingit à fine usque ad finem fortiter, et disponit omnia suaviter. Sap. 8, 1.

(3) Dans statum populo. Is. 42, 5.

(4) Vir caput est mulieris. Ephes. 5, 23. 1 Cor. 11, 3. Sub viri potestate eris. Gen, 3, 16.

(5) Filii, obedite parentibus vestris in Domino. Ephes. 6, 1. Qui timet Dominum honorat parentes, et quasi dominis serviet his qui se genuerunt. Eccles. 5, 8.

(6) Quod ad jus naturale attinet, omnes homines æquales sunt, l. 32, ff. de reg. jur.

qu'il y élève (1), par la naissance, par des élections, et par les autres manières dont il ordonne ou permet que ceux qu'il destine à ce rang y soient appelés. Car c'est toujours la conduite toute-puissante de Dieu, qui dispose de cette suite et de cet enchaînement d'événements qui précèdent l'élévation de ceux qu'il appelle au gouvernement. Ainsi, c'est toujours lui qui les y place c'est de lui seul qu'ils tiennent tout ce qu'ils ont de puissance et d'autorité; et c'est le ministère de sa justice qui leur est commis (2). Et comme c'est Dieu même qu'ils représentent dans le rang qui les élève au-dessus des autres, il veut qu'ils soient considérés comme tenant sa place dans leurs fonctions; et c'est pour cette raison qu'il appelle lui-même des dieux ceux à qui il communique ce droit de gouverner les hommes et de les juger, parce que c'est un droit qui n'est naturel qu'à lui (3). C'est pour l'exercice de cette puissance que Dieu met dans les mains de ceux qui tiennent la première place du gouvernement, l'autorité souveraine, et les divers droits nécessaires pour maintenir l'ordre de la société suivant les lois qu'il y a établies (4); c'est pour cet ordre qu'il leur donne le droit de faire les lois (5) et les règlements nécessaires pour le bien public, selon les temps et selon les lieux; et la puissance d'imposer des peines aux crimes (6); c'est pour ce même ordre qu'il leur donne le droit de communiquer et partager à diverses personnes l'exercice de cette autorité, qu'ils ne peuvent seuls exercer dans tout le détail, et qu'ils ont le pouvoir d'établir les différentes sortes de magistrats, de juges e: d'officiers nécessaires pour l'administration de la justice, et pour toutes les autres fonctions publiques (7); c'est pour ce même ordre qu'afin de soutenir au dedans les dépenses de l'état, et de le défendre au dehors contre les entreprises des étrangers, les souverains ont le droit de lever les tributs nécessaires, selon les besoins (8); c'est pour affermir tous ces

(1) In unamquamque gentem præposuit rectorem. Eccles. 17, 14.

(2) Data est à Domino potestas vobis. Sap. 6, 4. Non est potestas nisi à Deo. Rom. 13, 1; Joan. 19, 11.

Dei cuim minister est. Rom. 15, 4. Venit ad me populus quærens sententiam Dei. Exod. 18, 15. Videte quid faciatis; non enim hominis exercetis judicium, sed Domini. 2 Paral. 29, 6.

(3) Diis non detrahes. Exod. 22, 28. Ego dixi: Dii estis. Psalm. 82, 6; Joan. 10, 35; Exod. 22, 8.

(4) Ministri regni illius. Sup. 6, 5. Discat timere Dominum Deum suum, et custodire verba et cæremonias ejus, quæ in lege præcepta sunt. Deuter. 17, 19.

(5) Per me reges regnant, et legum conditores justa decernunt. Prov. 8, 15.

(6) Non enim sine causâ gladium portat : Dei enim minister est, vindex in iram, ei qui malum agit. Rom. 13, 4.

(7) Provide de omni plebe viros potentes et timentes Deum in quibus sit veritas, et qui oderint avaritiam; et constitue ex eis tribunos, centuriones, et quinquagenarios, et decanos, qui judicent populum omni tempore.... et electis viris strenuis de cuncto Israel, constituit eos principes populi. Exod. 18, 21, 22, 25.

(S) Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari. Matth. 22, 21. Cui tributum, tributum: cui vectigal, vectigal. Rom. 13, 6, 7.

usages de l'autorité des puissances temporelles, qua Dieu commande à tous les hommes d'y être soumis (1;.

On doit enfin regarder la religion comme le fondement le plus naturel de l'ordre de la société. Car c'est l'esprit de la religion qui est le principe du véritable ordre où elle devait être. Mais il y a cette différence entre la religion et tous les autres fondements de la société, qu'au lieu que les autres sont connus partout, la vraie religion n'est connue et reçue qu'en quelques états; et dans ceux même où elle est connue, son esprit n'y règne pas de sorte que tous en suivent les règles. Mais il est vrai que, dans les lieux où l'on professe la véritable religion, la société est dans l'état le plus naturel et le plus propre pour être maintenue dans le bon ordre, par le concours de la religion et de la police, et par l'union du ministère des puissances spirituelle et temporelle. Comme c'est donc l'esprit de la religion qui est le principe de l'ordre où devrait être la société, et qu'elle doit subsister par l'union de la religion et de la police, il est important de considérer comment la religion et la police s'accordent entre elles, et comment elles se distinguent pour former cet ordre, et quel est le ministère des puissances spirituelle et temporelle. Et parce que cette matière fait une partie essentielle du plan de la société, et qui a beaucoup de rapport aux lois civiles, elle fera le sujet du chapitre suivant.

CHAPITRE X.

DE LA RELIGION ET DE LA POLICE, ET DU MINISTÈRE DES PUISSANCES SPIRITUELLE ET TEMPORELLE.

On ne peut douter que la religion et la police n'aient leur fondement commun dans l'ordre de Dieu; car un prophète nous apprend que c'est lui qui est notre juge, notre législateur et notre roi, et que c'est aussi lui qui sauvera les hommes (2). Ainsi, c'est lui qui, dans l'ordre spirituel de la religion, établit le ministère des puissances ecclésiastiques (3). Ainsi c'est lui qui, dans l'ordre temporel de la police, fait régner les rois (4), et donne aux souverains tout ce qu'ils ont de puissance et d'autorité. D'où il s'ensuit que la religion et la police n'ayant que ce même principe commun de l'ordre divin, elles doivent s'accorder, et même se soutenir mutuellement, et de telle sorte que les particuliers puissent obéir exactement et fidèlement à l'un et à l'autre ; et que ceux qui sont dans le ministère de l'un ou de l'autre, puissent l'exercer dans l'esprit et les règles qui les concilient. Et aussi est-il vrai que la vraie religion et la bonne police sont toujours unies.

(1) Omnis anima potestatibus sublimioribus subdia sit. Rom. 13, 1; 1 Petr. 2, 13.

Admone illos principibus et potestatibus subditos esse. Tit. 3, 1.

(2) Dominus Judex noster, Dominus Legifer noster, Dominus Rex noster, ipse salvabit nos. Isa. 33, 22.

(3) Sicut misit me Pater, et ego mitto vos, etc. Joan. 20, 23; Matth. 10, 16. Sic nos existimet homo ut ministros Christi, et dispensatores mysteriorum Dei. 1 Cor. 4, 1.

(4) Per me reges regnant. Prov. 8,

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