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Ne me reprochez donc pas, je vous prie, que je vous dédaigne, et que je vous refuse des réponses; ce langage est hors de propos entre des parents qui s'estiment et qui s'aiment, et vous devez bien plutôt me plaindre d'être condamné à passer ma vie entière à faire toute autre chose que ma volonté. J'ai reçu votre première lettre, recommandée à M. le colonel Roguin, et la seconde auroit fait le même tour, par Yverdun, si les commis de la poste n'eussent eux-mêmes rectifié votre adresse. Il faut m'écrire directement à Motiers-Travers; de cette manière, vos lettres me parviendront aussi sûrement, beaucoup plus tôt, et coûteront moins.

Je ne suis point étonné qu'on commence à changer de manière de penser sur mon compte à Genève; le travers qu'on y avoit pris étoit trop violent pour pouvoir durer. Il ne faut, pour en revenir, qu'ouvrir les yeux, lire soi-même, et ne pas me juger sur l'intérêt de certaines gens. Pour moi, j'ai déja vu changer cinq ou six fois le public à mon égard, mais je suis toujours resté le même, et le serai, j'espère, jusqu'à la fin de mes jours. De quelque manière que tout ceci se termine, il me restera toujours un souvenir plein de reconnoissance de la démarche que vous et mon cousin, votre père, avez faite en cette occasion; démarche sage, vertueuse, faite très à propos, et qui, quoi

qu'en apparence infructueuse, ne peut, dans la suite des temps, qu'être honorable à moi et à ma famille: soyez persuadé que je ne l'oublierai ja

mais.

J'ai ici mademoiselle Le Vasseur, à laquelle vous avez la bonté de vous intéresser. Elle parle souvent de vous, et de tous les bons traitements qu'elle et moi avons reçus de vos obligeants père et mère, durant mon séjour à Genève. Présentez-leur, je vous prie, mes plus tendres amitiés, et soyez persuadé, mon très cher cousin, que je vous suis attaché pour la vie.

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LETTRE CCCXLVII.

A M. PICTET.

Motiers, le 23 septembre 1762.

Je suis touché, monsieur, de votre lettre; les sentiments que vous m'y montrez sont de ceux qui vont à mon cœur. Je sais d'ailleurs que l'intérêt que vous avez pris à mon sort vous en a fait sentir l'influence; et, persuadé de la sincérité de cet intérêt, je ne balancerois pas à vous confier mes résolutions si j'en avois pris quelqu'une. Mais, monsieur, il s'en faut bien que je ne mérite la

bonne opinion que vous avez prise de ma philosophie. J'ai été très ému du traitement si peu mérité qu'on m'a fait dans ma patrie; je le suis encore; et quoique jusqu'à présent cette émotion ne m'ait pas empêché de faire ce que j'ai cru être de mon devoir, elle ne me permettroit pas, tant qu'elle dure, de prendre pour l'avenir un parti que je fusse assuré m'être uniquement dicté par la raison. D'ailleurs, monsieur, cette persécution, bien que plus couverte, n'a pas cessé. On s'est aperçu que les voies publiques étoient trop odieuses; on en emploie maintenant d'autres qui pourront avoir un effet plus sûr sans attirer aux persécuteurs le blâme public; et il faut attendre cet effet avant de prendre une résolution que la rigueur de mon sort peut rendre superflue. Tout ce que je puis faire de plus sage dans ma situation présente est de ne point écouter la passion, et de plier les voiles jusqu'à ce qu'exempt du trouble qui m'agite je puisse mieux discerner et comparer les objets. Durant la tempête, je cède, sans mot dire, aux coups de la nécessité. Si quelque jour elle se calme, je tâcherai de reprendre le gouvernail. Au reste, je ne vous dissimulerai pas que le parti d'aller vivre dans la patrie me paroît très périlleux pour moi sans être utile à personne. On a beau se dédire en public, on ne sauroit se dissimuler les outrages qu'on m'a faits; et je connois trop les

hommes pour ignorer que souvent l'offensé pardonne, mais que l'offenseur ne pardonne jamais. Ainsi, aller vivre à Genève n'est autre chose que m'aller livrer à des malveillants puissants et habiles, qui ne manqueront ni de moyens ni de volonté de me nuire. Le mal qu'on m'a fait est un trop grand motif pour m'en vouloir toujours faire : le seul bien après lequel je soupire est le repos. Peut-être ne le trouverai-je plus nulle part; mais sûrement je ne le trouverai jamais à Genève, surtout tant que le poëte y régnera, et que le jongleur y sera son premier ministre.

Quant à ce que vous me dites du bien que pourroit opérer mon séjour dans la patrie, c'est un motif désormais trop élevé pour moi, et que même je ne crois pas fort solide; car, où le ressort public est usé, les abus sont sans remède. L'état et les mœurs ont péri chez nous; rien ne les peut faire renaître. Je crois qu'il nous reste quelques bons citoyens; mais leur génération s'éteint, et celle qui suit n'en fournira plus. Et puis, monsieur, vous me faites encore trop d'honneur en ceci. J'ai dit tout ce que j'avois à dire, je me tais pour jamais; ou si je suis enfin forcé de reprendre la plume, ce ne sera que pour ma propre défense, et à la dernière extrémité. Au surplus, ma carrière est finie; j'ai vécu : il ne me reste qu'à mourir en paix. Si je me retirois à Genève, j'y voudrois être

nul, n'embrasser aucun parti, ne me mêler de rien, rester ignoré du public, s'il étoit possible, et passer le peu de jours que peut durer encore ma pauvre machine délabrée entre quelques amis, dont il ne tiendroit qu'à vous d'augmenter le nombre. Voilà, monsieur, mes sentiments les plus secrets et mon cœur à découvert devant vous. Je souhaite qu'en cet état il ne vous paroisse pas indigne de quelque affection. Vous avez tant de droits à mon estime que je me tiendrois heureux d'en avoir à votre amitié.

LETTRE CCCXLVIII.

A MADAME LATOUR.

Motiers, le 26 septembre 1762.

Je suis encore prêt à me fâcher, madame, de la crainte que vous marquez de me tourmenter par vos lettres. Croyez, je vous supplie, que quand vous ne m'y gronderez pas, elles ne me tourmenteront que par le desir d'en voir l'auteur, de lui rendre mes hommages; et je vous avoue que, de cette manière, vous me tourmentez plus de jour en jour. Vous m'avez plus d'obligation que vous ne pensez de la douceur que je vous force d'avoir

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